Le Dictionnaire de la Commune, un poème

un article de Luc Grand-Didier

Ce texte de Luc Grand-Didier a paru dans le n° 981-982 de la revue Europe (janvier-février 2011).

«La Commune de Paris fut PLUS et AUTRE CHOSE qu’un soulèvement. Elle fut l’avènement d’un principe, l’affirmation d’une politique. En un mot, elle ne fut pas seulement une révolution de plus, elle fut une révolution nouvelle […] portant tout un programme original et caractéristique. Le jour où tout cela sera bien compris, tout sera sauvé.» Arthur Arnould

Il est des fulgurances qui laissent derrière elles un sillage durable. Le temps est sans prise sur elles et, longtemps après, leur rumeur nous parvient –bruit de fond que rien n’épuise, voix sans âge qui nous parle toujours et semble indiquer quelque chose de proche, d’atteignable, quelque chose à portée de rêve ou de main.
Comète dans le ciel, bolide en soi, la Commune de Paris est de ces projectiles dont on n’a pas fini de suivre le signe lumineux dans la nuit de l’Histoire.
Son centenaire (c’était en 1971, et les derniers feux de Mai 68 n’étaient pas encore tout à fait éteints) fut l’occasion de nombreuses rééditions ou parutions dont une des plus singulières: le Dictionnaire de la Commune.
Œuvre singulière, en effet, car non d’un historien mais d’un poète: Bernard Noël.
Forme et signature pourront sembler à certains antinomiques mais c’est oublier que les poètes partent du réel avant de le subvertir ou le ré-enchanter et que les livres les plus codifiés sont parfois pleins de ressources étonnantes.
Plusieurs fois réédité (1971, 1978, 2001), le Dictionnaire de la Commune demeure pourtant dans l’œuvre de Bernard Noël un des ouvrages les moins commentés tout comme la Commune elle-même a longtemps été passée sous silence dans les manuels scolaires.
Curieux destin pour ce livre qui est davantage qu’un simple dictionnaire.
Livre qui prend racine dans la fidélité aux idées et aux hommes de la Commune, s’appuyant sur une exigence personnelle et une éthique jamais démenties, livre écrit sous un triple signe unissant amour de la liberté, passion de la vérité, souci de la justice. Livre essentiellement complexe et mouvant, à la recherche d’une histoire et de la forme la plus appropriée pour qu’elle se dise ou se laisse entrevoir sans en imposer, «d’en haut», quelque lecture univoque que ce soit.
Mais entre l’édition de 1971 et l’actuelle, que de changements! Comme si ce dictionnaire palpitait d’une vie spéciale ne laissant jamais en repos le récit qu’il prétend contenir et qui sans cesse déborde l’espace assigné. Cela tient à la nature même de sa construction mais, plus encore, à celle de son objet et des relations que Bernard Noël a entretenues avec lui.
Initialement, le Dictionnaire s’ornait d’images de l’époque (gravures, dessins, caricatures, photographies) fixant hommes, femmes, événements pour mieux illustrer le propos. Désormais, tout ceci a disparu, comme si la figuration n’était plus nécessaire et risquait d’orienter la lecture tandis que, dans le même temps, soixante treize notices nouvelles étoffaient l’ensemble. Plus précisément soixante douze plus UNE, cette dernière changeant simplement d’intitulé: enregistrée à l’origine sous celui «d’Avènement», elle l’est maintenant sous celui «d’AUTRE CHOSE» et c’est la citation liminaire d’Arthur Arnould(1). Cette modification n’est pas neutre: elle met en lumière le travail en profondeur que la Commune a opéré chez Bernard Noël, précisant le regard et la langue.
Près de neuf cents articles déclinés selon l’ordre alphabétique forment aujourd’hui le corps –on pourrait même dire la chair– du Dictionnaire, balayant les domaines que l’index thématique déroule: Préparation de la Commune, Événements de la Commune, Hommes et femmes de la Commune, Vie politique et sociale, etc.
Pas un qui ne soit la rigueur même, fondés qu’ils sont, pour la plupart, sur des informations de première main. Qu’il s’agisse de citations des acteurs de l’époque, que l’on reprenne le récit de tel ou tel événement fait par les journaux ou que soient décrits les organes communalistes (comités, commissions) tels qu’ils furent vraiment, c’est toujours ce qui s’est dit, ce qui s’est vu, ce qui s’est fait et non leur roman.
Bernard Noël, s’effaçant, œuvre pour qu’apparaisse sinon «La» vérité du moins son approche, réclamant le concours actif du lecteur pour qu’à nouveau se lève une histoire occultée et qu’une voix se fasse entendre par-delà le silence et l’oubli.
Mais ce qui frappe, c’est de découvrir au fil de la lecture que le Dictionnaire n’est pas clos sur lui-même et dit davantage que la somme de ses articles.
Ceci est dû au fait que nombre d’entre eux renvoient à un ou plusieurs autres qui, à leur tour, se connectent ailleurs. En soi autonomes, ils ne cessent de se lier et d’entrer en relation, dégageant un au-delà d’eux-mêmes, excédant leurs limites, contestant la forme âpre et finie du dictionnaire pour engendrer un récit multiple, pluriel, toujours nouveau, peut-être sans fin.
Ainsi, l’article consacré à Arnould renvoie-t-il à plus de cent cinquante entrées différentes de sorte que si l’on essaie de tracer le diagramme de leurs interrelations on obtient une figure dont la complexité inattendue laisse quelque peu rêveur.
Mais il s’agit ici de bien plus que d’une simple combinatoire d’ordre mathématique. Il s’agit de la liberté et de la relation posées comme principes afin que la lecture soit, non pas l’occasion d’un discours unique et solitaire mais l’expérience de la diversité, de la pluralité, de l’incessant. Et cette négation du dictionnaire comme autorité(2), sa transformation en livre de livres et lecture de lectures a directement à voir avec ce qui animait la Commune et en fondait l’originalité: la liberté, l’autonomie, la libre association.
Il s’agit d’une transposition.
Celle-ci n’est pas fortuite mais procède de la longue fréquentation qu’eut au cours de son travail Bernard Noël avec la Commune au point de la vivre en lui et d’en incorporer si intimement les valeurs que le Dictionnaire, presque naturellement, diffuse de façon discrète l’essence de ce moment unique et en trace la figure.
On aboutit ainsi à un ouvrage dont la structure peut être qualifiée «d’atomique», structure dont la Commune serait le noyau; centre autour duquel gravitent les articles comme le font les particules dans la matière.
De cette nuée émergent les êtres les plus remarquables –Flourens, désarmé, que fend un sabre, Delescluze sur son ultime barricade, Varlin martyr rue Lepic, Ferré toisant le peloton qui l’exécute, Louise Michel, Blanqui, tant d’autres encore– comme aussi les plus basses personnes: Thiers, Vabre, Galliffet, fossoyeurs qu’excitent de tristes écrivains: Dumas fils ordurier, Maxime Du Camp abject, Goncourt infâme, et puis Alphonse Daudet, Anatole France, tous ces réactionnaires auxquels s’opposent Rimbaud, Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, plus émus, plus humains, attentifs, eux, à ce qui s’écrivait dans le vif de la ville.
Pourquoi ce déchaînement verbal –appel au meurtre et à la liquidation–, sombre prélude de ce qui allait sous peu advenir (la Semaine sanglante), pourquoi cette rage, cette haine, cette férocité?
C’est qu’avec la Commune et de façon éclatante, le peuple, pour une fois auteur de son propre texte, se saisissait lui-même et se disait souverain.
Comment cela?
À peine sorti, exsangue, d’un siège où Jules Ferry, loin de l’image convenue que l’on s’en fait, gagna le titre d’affameur, Paris se voyait menacé de décapitalisation par une assemblée siégeant, insulte suprême, à Versailles mais aussi d’être privé des canons qui l’avaient défendu et qui étaient siens. Cette dernière manœuvre échoua: la troupe fraternisa avec le peuple et les hommes du Comité central de la Garde nationale occupèrent les bâtiments publics, Hôtel de ville compris. Le 18 mars 1871 la Commune existait de fait (elle sera proclamée le 28).
Mais que veut-elle?
Elle a pour visée la suppression de l’État, de tout pouvoir central autoritaire, et son remplacement par une fédération de communes. Ce qu’il faut, c’est ériger la commune comme unité de base du nouveau système, garantir son autonomie (elle s’administre elle-même), lui permettre de s’associer librement à d’autres communes, le but de la fédération nouvelle étant la prospérité de chacun et le bien de tous.
Le rejet de tout pouvoir exclusif est tel que des mécanismes sont prévus pour contrôler les mandataires du peuple (et non leurs soi-disant représentants), notamment par l’institution du mandat impératif(3) qui précise et limite le pouvoir de la personne missionnée. Ce dispositif, gage d’une démocratie véritablement directe, soumet au peuple son mandataire, le rendant responsable de ses actes –révocable s’il le faut si ceux-ci ne correspondent pas au projet collectif.
À la suppression de l’État s’ajoute celle de ses moyens de coercition –préfecture de police, armée permanente–, la protection de la cité étant désormais assurée par la Garde nationale, émanation du peuple.
Quant aux fonctionnaires et aux magistrats, relais habituels du pouvoir dont on ne veut plus, ils seront élus, responsables et par conséquent révocables eux-aussi.
Cette révolution politique se double d’une autre, non moindre, plus sociale.
L’enseignement devient laïc et gratuit, la liberté de conscience est protégée, le droit de réunion et d’association affirmé tout comme la liberté de la presse garantie. En outre, la Commune ayant pour objectif d’assurer aux travailleurs la valeur intégrale de leur travail, elle décide de collectiviser les moyens de production. Organisation du crédit et de l’échange, création d’un système d’assurance contre les risques sociaux (chômage, faillite) sont envisagées, complétant un programme qui rend au peuple ce qui lui appartient, l’en faisant seul dépositaire.
En somme, la Commune affirme avec Louise Michel que «sans l’autorité d’un seul il y aurait la vérité, il y aurait la justice. L’autorité d’un seul, c’est un crime. Ce que nous voulons, c’est l’autorité de tous».
Et c’est ce qui, en elle, attire et séduit Bernard Noël, lui qui s’est constamment défié de tous les pouvoirs, trop averti qu’il est de leur tendance à devenir tout-puissants et bientôt incontrôlables: leurs moyens d’oppression se font d’ailleurs de plus en plus subtils, revêtant les formes les moins susceptibles d’éveiller la méfiance, les plus persuasives, emportant l’adhésion de ceux qu’elles soumettent(4).
Il sait que l’attraction du Pouvoir est telle que les meilleurs y succombent: la Commune n’en fut pas épargnée et il le dit.
C’est Tolain, socialiste révolutionnaire, qui, élu à l’Assemblée, rejoint Versailles et, selon le mot génial de Vallès, pour ne plus louer ses bras vendit son cerveau. C’est Gambetta qu’un dirigeable conduit aimablement ici ou là, au gré de l’alizé politique. Plus grave, c’est la division du Conseil de la Commune sur la question d’un Comité de Salut public. Cette vieille lune de 93 a tout pour plaire à une majorité hétéroclite où voisinent jacobins, blanquistes et les étranges «révolutionnaires indépendants». Elle flatte en eux les tendances autoritaires et centralisatrices auxquelles s’oppose la minorité, plus sociale, plus anarchisante (vers elle va la sympathie de Bernard Noël, vers elle la nôtre); surtout, elle est contradictoire avec l’essence même de la Commune. Ce débat put paraître déplacé, vu l’urgence –il ne fut d’ailleurs pas compris–, il n’en est pas moins fondamental.
Mais c’est déjà trop tard, les Versaillais sont dans Paris et c’est le carnage.
Une armée plusieurs fois défaite, renforcée au-delà de toute espérance avec l’aval des Prussiens, l’armée la plus honteuse qui soit va montrer sa véritable valeur et là où elle excelle : dans la guerre aux civils.
Partout on tue, on exécute, on massacre. La caserne Lobau est un abattoir, les jardins du Luxembourg une boucherie à ciel ouvert. Montmartre, les Buttes-Chaumont, Belleville se remplissent de sang. Au père-Lachaise, on se bat parmi les tombes, les morts récents se couchent sur les anciens et les derniers fédérés finissent contre un mur.
Exécutions «légales», condamnations par contumace, déportations achèvent le travail.
Paris est saigné à blanc. C’est fini(5).
Fini, est-ce bien sûr?
La Commune a déjà diffusé son message. Dès l’époque il inspire l’Espagne, il circule, ne cesse de se répandre, il a le goût de la jeunesse et sa fraîcheur, il parvient jusqu’à nous.
C’est lui que reprend le Dictionnaire dans une forme fragmentée où l’unique se dit par éclats, répétant ce qui avant d’être une histoire ou un idéal fut une pratique.
Miroir brisé où une seule et même figure se présente sous un angle chaque fois différent, il a les qualités de la mémoire, comme elle scintillant pourvu qu’on l’anime, vivifiant comme elle si l’on en fait sa source.
Ce qu’il demande, c’est d’ouvrir en nous un livre que la lecture écrit au fur et à mesure, non pas le récit sclérosé du révolu mais la recréation, en soi, d’un texte initial, seule lecture véritablement en accord avec les valeurs de la Commune.
De lui on pourrait presque dire ce que Baudelaire écrivait au sujet d’Hugo: «J’ignore dans quel monde il a mangé préalablement le dictionnaire de la langue qu’il était appelé à parler mais je vois que le lexique français, en sortant de sa bouche, est devenu un monde, un univers coloré, mélodieux et mouvant», sauf qu’ici se module un chant jusqu’alors inouï: le chant de ceux qui font l’histoire et ne l’écrivent pas.
Et c’est comme un poème(6).

Luc Grand-Didier

Notes:
(1) Arnould (Arnould l’oublié) est un des témoins fondamentaux de l’époque auquel Bernard Noël s’est vivement intéressé au point de rééditer les deux ouvrages essentiels que sont L’Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris mais aussi, mais surtout, L’État et la Révolution, livre un temps introuvable et comme n’ayant jamais existé, livre mythique en raison de sa «disparition même» mais aussi de son antériorité sur celui de Lénine.

(2) Il faut signaler ici l’œuvre du cinéaste anglais Peter Watkins dont le travail, mêlant documentaire et fiction, s’attaque à ce qu’il appelle la Monoforme –soit le cinéma flattant la passivité du spectateur. Elle culmine dans son adaptation de la Commune où démythification du médium, participation réelle des acteurs tout comme déconstruction formelle conjuguent leurs moyens pour atteindre une radicalisation du discours. Coproduit par Arte, ce travail reçut le silence auquel il semble que le sujet soit depuis toujours voué: il fut occulté. Particulièrement significatif est le fait que deux auteurs de la même génération abordant le même thème par des moyens différents, nourrissant par ailleurs tous deux une réflexion semblable sur le Pouvoir et l’image, aboutissent à une subversion identique du support qu’ils emploient comme si la Commune, se dérobant à toute saisie, ne pouvait être approchée qu’ainsi.

(3) Les pouvoirs ultérieurs prirent grand soin de n’y avoir pas recours. Ainsi, la constitution sous laquelle nous vivons se prononce-t-elle nettement contre, disant que tout mandat impératif est nul; le gouvernement du peuple lui paraissant suffisant sans que ce dernier ait à intervenir: il pourrait se gouverner lui-même…

(4) C’est, on l’aura reconnu, toute la réflexion contenue dans la notion de Sensure et que porte La Castration mentale, livre dont les premières pages s’ouvrent, ce n’est pas innocent, sur un cauchemar issu de la Commune. Cependant la dilatation du regard que ces textes occasionnent permet de distinguer, avec Bernard Noël, «l’oppression délicate» à l’œuvre aujourd’hui, ruse ultime qui menace de tout emporter.

(5) La Semaine sanglante, qu’on s’en souvienne, fit deux fois plus de victimes que la Terreur en dix-huit mois. Curieusement, l’histoire officielle insiste complaisamment sur celle-ci et oublie celle-là. La bourgeoisie a, décidément, des pudeurs bien suspectes et d’étranges amnésies.

(6) Deux autres étaient envisagés: l’un sur la Révolution d’octobre, l’autre sur la guerre d’Espagne. On regrette que ces projets n’aient pu aboutir: quel triptyque on aurait eu!

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