Quelque chose du Tennessee 8

 

Et voilà l’Amérique!
Par Béatrice Machet

Lisa vit, travaille à Nashville, elle y milite aussi, voici le message qu’elle m’envoie aujourd’hui: «Quand j’étais enfant, l’ami noir que j’avais à l’école disait que son grand-père ne voulait jamais lever les persiennes dans la maison. Parce que personne ne devait savoir qu’il y avait des noirs dans cette maison à proximité d’un bloc de bâtiments habités par des blancs. Si certains blancs avaient su qu’une famille noire vivait là, ils les auraient harcelés jusqu’à ce qu’ils déménagent, ils auraient cassé les vitres, lancé des bombes incendiaires comme cela s’était produit dans certaines villes des Etats Unis à l’époque, et pas que dans les états du sud. Tout cela parce que le fait que des noirs aient accès à la classe moyenne rendaient les blancs nerveux, ils avaient peur d’être débordés, supplantés. Alors quand j’entends les ‘proud boys’ (fiers garçons) crier vous ne nous remplacerez pas, je ne suis pas surprise le moins du monde. Ce pays vit dans le déni depuis le début. Mais que des républicains pro-Trump se réunissent dans une salle ici à Nashville, avec écrans géants, musique à fond, et qu’ils rient, chantent, applaudissent à tout rompre devant le spectacle du Capitole pris d’assaut, voilà qui l’espace d’une minute m’a étonnée, puis me ressaisissant j’ai compris l’ampleur du désastre, nous avons sous les yeux et dans les oreilles le spectacle du déni collectif de l’histoire des USA, un pays fondé sur le génocide des amérindiens et l’esclavage des noirs amenés par bateaux depuis les côtes africaines, déni des populistes, déni de la victoire de Biden… Regarde la vidéo que je joins, fais-toi ton idée toi-même ! Je la posterai sur Facebook d’ailleurs»
J’ai regardé les quelques minutes que dure la vidéo: des gens, tous blancs, chantaient, riaient, dansaient, et je pensais à l’explosion qui avait fait tellement de dégâts downtown au mois de décembre dernier, et je me disais que parmi ces gens assemblés dans cette salle à Nashville, certains étaient tout à fait capables de telles actions extrêmes; et que s’il avait fallu compter ceux qui portaient une arme sur eux, le nombre se serait révélé sans doute plus grand que le nombre de personnes qui portaient un masque: seulement trois, effacés dans un coin, et sans doute étaient-ils des domestiques, des serviteurs chargés des cocktails et autres snacks… 
Faisons un retour en arrière dans le temps. Nous sommes en 2016, dans ce qu’il est habituel d’appeler the Volunteer State, c’est-à-dire le Tennessee, (état qui durant la guerre de sécession a envoyé le plus de volontaires pour combattre l’Union) et Donald Trump gagne l’élection avec 60.7% des suffrages quand Hillary Clinton elle, récolte 34.7% des votes. Il s’agit du plus grand écart jamais enregistré pour une élection présidentielle entre les deux partis, républicain et démocrate, depuis l’élection de Richard Nixon, mais aussi la première fois dans le Tennessee, qu’un candidat passe la barre des 60% des suffrages en sa faveur. Rappeler aussi que le Tennessee fut l’un des onze états gagnés sur les républicains par Bill Clinton en 1992 et 1996.
En novembre 2020, dans le Tennessee, Donald Trump récolte 60,7 % des voix, exactement le même résultat qu’en 2016. Joe Biden lui fait mieux qu’Hillary, il rassemble 37,4% des voix sur son nom. Trois contés seulement ont mis Biden en tête, les deux grandes villes que sont Memphis et Nashville parmi eux. Le Tennessee rural vote républicain, avec des opinions d’extrême droite toujours plus audibles. Le Tennessee rural, pour s’en faire une image, c’est dans les villages, avec beaucoup de maisons délabrées, des drapeaux confédérés et des panneaux tous les 100 mètres à peine, panneaux sur lesquels vous lirez des paroles d’évangile. Le gospel y est très populaire et toute réponse à une question posée à l’un des habitants de ces villages se ponctue d’un «God bless you», par contre personne ne sait vous renseigner sur un itinéraire à suivre, car au-delà de 30 à 50 miles de chez eux, c’est terra incognita, ces gens n’ont jamais quitté leur lieu de naissance.
Début janvier 2021, un groupe d’une douzaine de citoyens du Tennessee, qui appartiennent au groupe d’extrême droite, fondé en 2016 à Vancouver, banlieue de Portland dans l’état de Washington, baptisés les “Praying Patriots" (patriotes en prière) se sont mis en route pour rejoindre la capitale Américaine, Washington DC. Ils voulaient apporter leur soutien à Donald Trump devant le vote du congrès qui allait enregistrer la victoire de Joe Biden aux élections présidentielles. Ils avaient programmé, disent-ils, une manifestation pacifique, mais ils ont été débordés, aussi et suite à cela, ils voulaient condamner la violence qui avait coûté la vie à quatre personnes et s’était suivie par des arrestations après l’assaut contre le capitole le mercredi 6 janvier 2021, laissant le monde entier consterné par ce spectacle. Dès le jeudi 7, ils affirmaient que le but de leur manifestation devait changer. «Nous sommes tous d’accord que nous avons fait quelque chose de juste» déclara Martin Plumlee, natif de Nashville qui est à la tête d’une entreprise de recrutement à Franklin, et qui a organisé le voyage sur trois jours. «Hier c’était un grand jour pour ressentir de l’adrénaline positive, et à cause de cela, se sentir floués par la suite des événements nous a fendu le cœur. Ce n’était pas le but de notre manifestation. Nous étions là-bas motivés par l’idéal d’honnêteté, pour des élections ouvertes et honnêtes».
Trump a essayé sans succès de renverser le résultat des élections dans six des états très disputés, et ce en lançant une douzaine de procès, clamant qu’on lui volait son élection alors qu’aucune preuve de fraudes importantes avaient été constatée. De nombreux juristes ont condamné la violence, les démocrates et certains républicains ont accusé Trump d’inciter la foule entrée dans le Capitole à le vandaliser. «Nous sommes pacifiques, une troupe de patriotes en prière qui voulait prendre part à l’histoire qui est véritablement épique» dit Plumlee, un diplômé dans sa quarantième année de West Point, qui a servi dans l’armée Américaine de 1994 à 1999 et qui a rejoint l’armée de réserve en 2008. «Ces dernières quarante dernières années nous nous sommes tenus à l’écart de cela (les manifestations) mais j’ai ressenti l’urgence d’aller à Washington pour manifester et c’est pourquoi il y a un peu plus de 15 jours j’ai contacté des gens pour se joindre à moi et faire le déplacement de 680 miles (1100 Km) séparant le Tennessee de la capitale».
Faisons encore un saut en arrière dans le temps et revenons au temps appelé de la «Reconstruction». À cette époque, dans le nord du pays, une coalition de blancs et d’anciens esclaves travaillaient à la démocratie et une nouvelle génération de noirs fleurissait qui non seulement accédait à l’éducation mais atteignait l’excellence. En cinq ans la communauté noire avait fait des progrès énormes et oubliait ses anciennes chaînes. La réponse fut cinglante: une violence et une colère blanche se réveillèrent au plus profond des esprits blancs sous l’emprise du principe colonialiste bien ancré jusque dans les cœurs. Le gouvernement fédéral défendit les gouvernements d’états pendant un temps court, puis, après les élections mouvementées de 1876, il abandonna le projet d’une société multiraciale démocratique et céda les états du sud à des leaders blancs suprémacistes.
Et c’est comme ça, après des siècles de haine, de massacres, de génocides subis par les noirs et les Indiens d’Amérique, qu’on en arrive à regarder les images de personnes de couleur, brunes et noires, dans les couloirs souillés du Capitole, qui ont maintenant la charge de nettoyer ce que les pro-Trump ont sali ou dégradé, y compris de leurs excréments. Encore et toujours les noirs et les bruns au bas de l’échelle sociale à ramasser les déchets laissés par les blancs qui les méprisent.
Du débarquement des pèlerins du Mayflower en 1620 (qui ne doivent leur salut qu’aux Indiens Wampanoag les ayant sauvés de la famine en leur apportant de la nourriture puis leur apprenant à cultiver le maïs) en passant par la fête de Thanksgiving instituée en 1621; puis de la constitution des Etats Unis signée le 17 septembre 1787 et mise en application l’année suivante, créant un système fédéral, en passant par l’affrontement entre le nord abolitionniste et le sud esclavagiste; et enfin avec le mythe de la conquête de l’ouest dont le mouvement s’accélère significativement à partir de 1804, les récits qui nourrissent l’imaginaire et l’inconscient collectif des Américains, en exaltant leur fierté et en valorisant «l’esprit pionnier», ne permet pas que racisme et pauvreté soient éradiqués de ce pays. Et qu’est-ce que l’esprit pionnier: un individualisme très marqué plus une démarche de réussite personnelle exacerbée mais aussi une part de solidarité dans la «communauté» qu’on s’est choisie (voisinage, église, collègues…), avec pour exigence de se prendre en charge, de se débrouiller par soi-même sans jamais se laisser abattre. C’est un état d’esprit qui encourage l’appétit, la prise de risque, la gagne, la compétition effrénée, c’est le credo qu’on peut se refaire une fortune après un échec, qu’on rebondit toujours, qu’on est absolument libre, que tout est possible, c’est l’optimisme à montrer en toutes situations, et cela ne conduit pas à remettre en cause le système capitaliste. Et cela ne conduit pas à prendre en considération empathique les laissés pour compte, car s’ils en sont là, n’est-ce pas!,  c’est qu’ils n’ont pas su être forts, ni être malins, et quelque part donc, ils méritent leur sort… et pas question d’instituer un assistanat, ne surtout pas envisager un état providence! Cela affaiblirait la créativité et la combativité dont se targue de faire preuve tout-e américain-e lambda.  
     20 janvier 2021. Une journée placée sous haute sécurité dans les capitales des états Américains. Dans quelques heures le nouveau président élu, ex-vice-président Biden devenu le 46ième président des Etats Unis prêtera serment, à midi heure de Washington, soit 18 heures en France. Donald Trump sera le premier ex-président en 150 ans, à zapper l’investiture de son successeur… This is America !

Béatrice Machet

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