Quelque chose du Tennessee 7

 

Melissa
C’est son prénom. Nom de jeune-fille : Curdieff ; épouse Pexa.

Une jolie petite brune aux très longs cheveux raides et châtains, la peau hâlée, les yeux sont d’un bleu foncé, le regard est à la fois timide et attentif, il y a quelque chose de Joan Baez ou de Buffy Sainte-Mary dans cette jeune femme. On s’attend à ce qu’elle fredonne une protest song, qu’elle arrive avec une guitare en bandoulière…

Melissa est une étudiante du programme de poetry creative writing, elle obtiendra un master à l’issue de deux années intenses passées à élaborer un petit recueil de poèmes faisant office de mémoire de maîtrise. Elle parle peu d’elle, elle s’excuse souvent, trouvant ses poèmes trop compliqués, pas assez aboutis. Elle change souvent l’ordre des vers, des strophes, et comme la règle est d’écrire un poème par semaine pour le soumettre à la lecture critique des professeurs et des étudiants du cours, je reçois de Melissa plusieurs versions d’un poème à quelques jours d’intervalle chaque semaine. Melissa écrit souvent des poèmes dont les « héros » sont des loosers, des perdants magnifiques à la façon de Leonard Cohen : Alcooliques, diabétiques, drogués, vieillards.

Melissa se trouve un jour dans l’ascenseur avec moi. Enfin seules ! Elle me parle alors de son mari. Christopher a longtemps travaillé à Chicago dans des associations qui viennent en aide aux Indiens. D’ailleurs il prépare sa thèse en ce moment. Il travaille sur l’un des premiers auteurs Indiens, Charles Eastman (Ohiyesa), un Sioux Santee (Dakota) ayant vécu la vie libre des tribus nomades jusqu’à l’âge de 15 ans, éduqué chez les Blancs, devenu médecin à Boston, revenu pour aider les siens sur la réserve, considéré comme dangereux par les agents des affaires Indiennes et renvoyé à St-Paul dans le Minnesota en tant que médecin, puis envoyé dans le sud-Dakota par le gouvernement, où il servit d’intermédiaire, de conseiller, pour donner une structure administrative aux réserves. Son premier livre, Enfance Indienne, fut publié en 1902. Chris est très engagé et très déterminé, d’ailleurs il a du sang Indien dans les veines me dit-elle. Vous devriez vous rencontrer et je suis sûre que vous auriez beaucoup à échanger, ajoute-t-elle.
Christopher quelques mois plus tard, donne une conférence à propos de cet auteur, Charles Eastman, né au 19e siècle. L’occasion m’est offerte de lui poser quelques questions, auxquelles il répond, et quand je m’apprête à lui demander quel est son héritage indien, il s’excuse en disant qu’il doit faire cours dans trois minutes exactement à l’autre bout du campus… et il prend congé.

Melissa peu de temps après me promet qu’elle organisera un dîner chez elle afin que nous poursuivions la discussion interrompue. Une date est plus ou moins fixée, avant mon départ pour la France, pendant les congés de février. Fin février arrive, qui ressemble au printemps, et un message de Melissa m’apprend que sa fille de trois ans, Wren (ce qui signifie moineau et non hirondelle !) est malade. Aussi il nous faudra remettre le dîner…
Et je rentre en France. Six mois passent.
Septembre revient et me revoici à Nashville. Une vague de froid me cueille à la descente de l’avion, moi qui comptais sur l’été indien…
Je reprends contact avec les jeunes poètes du département d’Anglais. J’envoie des messages, me rends disponible pour les rencontrer et de fait je déjeune avec Lisa, prends un café avec Cara, salue Chad, j’apprends que Claire est sur le point de se marier, que Kendra a obtenu une bourse, que Mat et Ben enseignent dans un lycée, que Stephanie va faire éditer ses poèmes relatifs à l’esclavage des noirs, que Zach est reparti en Californie… Pas de réponse, pas de nouvelles de Melissa.
Et il y a deux jours je croise le directeur de thèse de Christopher qui s’étonne : « Comment tu ne savais pas, Chris et Melissa sont partis dans l’état de New-York. Chris a obtenu un poste à l’université de Cornell, c’est formidable tu sais ! ». C’est formidable en effet car les postes sont chers et la compétition féroce.
« Et Melissa, quels sont ses projets ?
– Aucune idée, je suppose qu’elle s’occupe d’installer la famille dans leur nouvel environnement, ils ont déménagé rapidement à la fin du mois d’août. Et je dois te dire quelque chose qu’elle n’a jamais osé avouer et que Chris m’a confié : Elle aussi a du sang Indien dans les veines, avec lequel elle se sent très mal à l’aise. Une sorte de honte, parce qu’on disait à sa grand-mère dans les pensionnats pour Indiens, qu’elle ne valait même pas la nourriture qu’on lui donnait. Parce qu’elle connait la situation aussi bien sur les réserves que dans les villes et qu’elle ne veut pas être assimilée à cette image de l’Indien déchu, au chômage, rongé par le désespoir et/ou l’alcool…»

Après ce bref échange, je monte au septième étage de la bibliothèque, là où la poésie et la littérature du monde entier se trouvent. C’est « mon étage », mon repaire, et j’y ai un petit bureau privé. Négligemment je pianote sur le clavier de mon ordinateur et découvre qu’un article écrit par la jeune poète Ananda Abel que j’ai fréquenté dans les ateliers d’écriture, se trouve dans les archives de l’université et qu’il est consacré à Chris Pexa, l’époux de Melissa… je télécharge…
Et voici la teneur de l’article :
Our Lives Are Hanging By Our Dead: Nos vies sont suspendues à nos morts.
Chris commence par parler de ses recherches, qui font se croiser la littérature des Indiens et les lois fédérales établies fin du 19e et début du 20e siècle. A cette intersection il examine comment les Sioux Santee ont mis en place des réponses pleines de créativité contre la pression de la modernité et de la colonisation pour créer une forme de continuité culturelle de leurs modes de vie et croyances alors que les violences subies depuis les années 1862 avec le lancement par l’armée Américaine de la Dakota war, avaient pour résultat le confinement, la perte des territoires et l’exil. Je me sers des archives conventionnelles telles que les journaux des missionnaires, leurs lettres, la presse de l’époque, mais aussi les pamphlets et les autobiographies écrites par les Dakotas eux-mêmes, plus les histoires racontées et transmises oralement aux générations suivantes par les aînés aux plus jeunes Dakotas. Chris en tant que Dakota, en tant que poète, sait bien que toute histoire est changeante, malléable, mais que chaque histoire est une véritable histoire, chacune ne contenant aucune vérité absolue. Il y a toujours de la violence même quand il paraît ne pas y en avoir. Il ya toujours un chez soi même quand on a détruit ou reconstruit dessus. Une petite fille est déjà une vieille femme et la vieille femme est aussi une gamine. Chris travaille avec à l’esprit le concept d’anamnèse, un processus ou un rituel transformatif à l’écoute du souvenir. Il examine comment les gens gèrent un traumatisme historique et pour ce faire il a écrit l’histoire de sa grand-mère Rachel échappée des pensionnats pour jeunes Indiennes. Le récit ouvre sur une réalité expansée. La réalité expansée confond temps, vérité et imagination ensemble. Confond rêve, passé et futur. Ainsi la grand-mère aussi bien, avec des centaines d’autres gens dont des enfants, sont entrain de rejoindre en une marche forcée le camp de concentration de Fort Snelling où les Dakotas sont déportés. C’est arrivé, cela arrive encore.

Chris a grandi à Rapid City, une ville du sud-Dakota, un endroit que Elizabeth Cook-Lynn, écrivain Sioux a décrit comme le plus raciste, à proximité de la réserve des Sioux Oglala de Pine Ridge. Le taux de criminalité y est 850 fois plus élevé qu’à Detroit, ville réputée pour son insécurité. Et ce parce que la nation Sioux a gagné un procès contre l’état Américain prouvant que la ville de Rapid City et le territoire autour, avait été volés aux Sioux, ce en ne respectant pas le traité signé qui garantissait aux Sioux la possession des Black Hills, lieu sacré entre tous, aujourd’hui devenu haut lieu touristique fréquenté par les blancs. La cour a offert une rondelette somme d’argent que la nation Sioux a refusé, réclamant le retour des terres (qui ne sont pas à vendre selon les paroles de Crazy Horse), ce qui n’est toujours pas accordé à la Nation Sioux… Ne le sera sans doute jamais.

Chris est né en en 1974, une année après l’occupation du site de Wounded Knee par les Indiens désireux d’attirer l’attention sur les malversations des agents des affaires Indiennes qui détournaient les subventions et subsides alloués à la population de la réserve Sioux Oglala de Pine Ridge, pour leur propre bénéfices et s’entourant d’une milice se chargeant d’éliminer tout contestataire, de faire pression sur les familles, de faire régner une terreur qui finira en une véritable guerre civile pendant laquelle des centaines de sympathisants et combattants de L’American Indian movement seront abattus, arrêtés, emprisonnés, pour des raisons politiques et parce qu’ils sont Indiens. Chris a grandi dans le Dakota du sud, près de Pine Ridge mais il sait bien que ses ancêtres sont originaires du Minnessota, l’état qui a vu l’armée Américaine lancer des représailles contre les tribus, événements pompeusement appelés guerre des Dakotas, et cette année 1862 verra l’inauguration de ce qui au vingtième siècle serait considéré comme l’horreur absolue : les camps de concentration. La création de ces camps pour interner les populations Dakotas non combattantes, populations forcées à marcher vers Fort Snelling et Mankato, chemin de 300 kilomètres le long duquel les 2000 prisonniers, un groupe constitué de femmes et d’enfants, souffriront de faim, d’épuisement, de mauvais traitements, sans compter les colons, les habitants des villes traversées, qui lanceront des pierres et roueront de coups les malheureux tombés à terre. Les hommes suivront plus tard, parmi lesquels trente-huit accusés injustement de viol et de meurtre, portant déjà sur leur dos leur condamnation à mort. La pendaison de ces 38 guerriers représente l’exécution en masse la plus importante de l’histoire des Etats-Unis et Chris en voulant raconter ce qui est arrivé à ces ancêtres se heurte au déni, jamais les familles blanches, héritières des colons présents sur la route qui menait à Fort Snelling, ne reconnaîtront les faits, et encore maintenant, aucune n’accepterait ce qui est pourtant bien la réalité…. La presse s’en était fait le relais à l’époque. Mais Chris se servant des écrits des blancs traitant de ce sujet, dénonce la façon factuelle de rendre compte des événements. Les blancs considèrent la trame narrative comme une vérité absolue dit-il. Mais cela ne reproduit, au mieux, que ce qu’on peut voir, jusqu’aux horizons du perceptible et de ce qu’il est possible de se souvenir. Or, raconter ce qui s’est vraiment passé requiert une esthétique de l’ouverture à des réalités plus grandes qui nous dépassent. Manier la musique des rythmes et des rimes permet dans l’écriture du récit d’élargir la trame narrative et la fait accéder à un monde lui-même en expansion, toujours plus isolé et plus sauvage.  Parler de « sauvage » menace les horizons coloniaux voués à l’objectivisme, au réalisme, à ces mondes désenchantés où les humains sont les seuls doués de langage et d’intelligence. Les moyens de connaissance, les voies Indiennes sont pareilles à celles de Kafka, elles représentent des attaques lancées contre la raison éclairée.  Discuter de ces réalités élargies, exprimées dans les traditions orales ou dans la littérature Indienne, conduit les blancs à conclure qu’ils ont à faire avec la dimension du mythe. Mais ce terme de mythe est à juste titre contesté par les Indiens, qu’ils soient écrivains ou universitaires. Le terme qu’ils emploient communément est réalisme magique, et Chris nuance : « ce réalisme magique est à mes yeux le simple réalisme car la réalité est déjà magique, traversée par le sauvage, par le plus qu’humain. Les rêves nous replacent en un endroit non-écrit, non domestiqué. Je parlerai donc plutôt de rêve, et comme j’aime écrire, j’aime que le comportement du poème le fasse identifier à un objet issu du rêve, accompagné de la rumeur, du chant, des bavardages qui l’effleurent et flottent et passent à côté de vous. C’est ce que m’a légué ma grand-mère quand elle me racontait des histoires dans sa caravane, j’étais assis sur un tapis élimé de couleur ocre qui sentait le caoutchouc et je voyais la lumière jouer à travers les rideaux sur les parois couvertes de liège ». Et quand il a quitté la caravane pour faire des études, Chris a emmené avec lui ces mondes-histoires, plein de choses impossibles.

Depuis lors Chris s’est montré toujours plus intéressé par le pouvoir non seulement des histoires mais comment elles pouvaient représenter une façon pour les dépossédés de faire face, de se débrouiller, de survivre. Reconstruire ce moment de l’impérialisme Américain à travers les histoires est important  pour comprendre la violence de cette nation en train de se construire, pour comprendre aussi comment les Nations Indiennes ont résisté à cette violence, comment elles ont établi un nouveau chez-soi sur les réserves tout en maintenant le lien avec les lieux ancestraux de naissance qui leur avaient été pris, volés, par traités bien des fois rompus ou par la force. Il faut donc voir la survie des cultures plutôt que la dislocation du passé, voir la continuité des temps plutôt que la rupture et avoir à l’esprit que le peuple Dakota dispersé, cette diaspora se souvient et comment le peuple Dakota a réussi à s’installer, à prendre soin de territoires comme à Crow Creek dans le Dakota du sud, comme Spirit Lake dans le Dakota du nord. Pour Chris, faire entendre grâce à ses écrits, les moments historiques de violence perpétuée contre ses ancêtres, est un effort d’imagination salutaire et quel que soit la forme empruntée par le récit, elle se dresse sur le chemin de l’oubli et du « whitewashing », cette réhabilitation de l’histoire dans les esprits obtenue par la propagande révisionniste. Par exemple cette histoire troublante d’un Indien capturé, menotté, traîné dans un tribunal bidon, accusé sans la moindre trace de preuves, à qui l’on demande de se convertir au christianisme et de délivrer ses dernières paroles qui seraient transmises à sa famille, avant d’être pendu. Et le manuscrit sur lequel Chris travaille actuellement est un long livre-poème qui met en évidence les traumatismes subis par ses ancêtres, en suivant l’histoire la grand-mère Rachel échappée du sinistre convoi vers Fort Snelling, en suivant les spéculations surréalistes de Rachel au sujet de l’après-mort, de l’au-delà. Et c’est dans cette vision de la grand-mère que toute l’histoire du peuple et de la famille jusqu’au dix-neuvième siècle, se dirige, et que le temps historique à proprement parlé, s’évanouit.

En situant son travail en dehors de la chronologie, Chris a créé une réalité élargie qui re-présente la vie de sa grand-mère et celle du peuple Dakota comme la vie des Indiens en général. Il s’empare du narratif et lui donne une forme,  une identité Indienne. Ce que Chris pense du trauma est proche de la pensée d’Hélène Cixous. « Le catholicisme utilise le stigmate comme le moyen de penser le traumatisme historique. Il n’y a pas de cicatrices, ce qui impliquerait une forme de guérison. Un stigmate continue de saigner. Cette notion catholique mêlée à ce qui arrivé à ce pays donne une dimension hantée et numineuse à l’histoire. Et pour une fois j’accorde une grande valeur à l’imagination des blancs Américains si par le biais du stigmate, ils accordent aux peuples Indiens un moyen de pouvoir se souvenir des temps difficiles et ainsi de commencer à pouvoir réclamer leurs droits souverains à leurs propres langues et territoires grâce à ce processus de remembrance, qu’est le souvenir. »

La nuit tombe vite dans le Tennessee et sur le campus l’heure du dîner sonne, il est 18 heures. Pourtant je choisis de rester dans le bureau, grâce au moteur de recherche je tombe sur l’université de Cornell, et sur le site du département d’Anglais, je trouve l’annonce suivante : Christopher Pexa, étudiant post doctorant de l’université de Vanderbilt, a été intégré dans l’équipe enseignante de Cornell, qu’il assurera des cours consacrés à la littérature Américaine avec une emphase portant sur la littérature et les lois Indiennes.
Chers Chris et Melissa, arriver à Cornell, état de New-york, vous rapproche du Minnesota, territoire de vos ancêtres. Cela sans nul doute, doit compter pour vous… Aussi je me réjouis de vous avoir perdus de vue.

Béatrice Machet

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