Quelque chose du Tennessee 6

 

« Dance-with -Hatred »
Par Béatrice Machet

Ou les impressions laissées par la lecture de Sherman Alexie, auteur Indien membre de la tribu Spokane de l’état de Washington.

Nashville le 18 octobre 2012

D’abord il faut trouver au bout de West End avenue, la Montgomery Bell Academy, puis dénicher derrière le stade, le Lowry Hall qui s’avère être un bâtiment en travaux. L’inconvénient c’est de serpenter dans un corridor grillagé avec l’impression qu’au bout on sera soit lâché dans l’arène soit conduit aux abattoirs… L’avantage c’est qu’une bonne surprise attend les courageux ayant osé emprunter ce passage peu engageant : ils sont accueillis par un tapis rouge puis autorisés à étrenner un niveau rez-de-chaussée flambant neuf avec de jolies salles et bureaux, un couloir large et bien décoré. Presque au pied d’un escalier, deux lourdes portes en bois ouvragées ouvrent sur un auditorium dont l’entrée est surmontée d’une frise où l’on lit : Dead Poets association… Damned, on a l’art de souffler le chaud et le froid ici ! Poètes morts annoncés…
Allons-nous ressortir sous forme de spectres ? A cette idée, la danse fantôme, the Ghost Dance, me vient à l’esprit. Sherman va mener la cérémonie et tous les poètes Indiens décédés se lèveront, marcheront, le rejoindrons tandis que les blancs seront repoussés à la mer… Cela n’arrange pas vraiment mes affaires mais un début de « justice » serait rendue aux populations indigènes et à ce continent envahi, enlaidi… Une petite centaine de personnes prennent place et enfin Sherman Alexie : un homme d’une quarantaine d’année, de stature moyenne selon nos standards (presque petit donc), s’avance vers l’estrade. Quelque chose de gauche, de pataud dans la démarche, qui pour l’oeil averti et pour qui connait sa biographie, atteste des séquelles de l’hydrocéphalie avec laquelle il est né. Sherman est à double titre un survivant. En tant qu’Indien d’abord ; en tant qu’ancien bébé au diagnostic de vie (doublement) réservé ensuite. Le taux de mortalité sur les réserves, infantile ou pas, est terriblement élevé. La pauvreté et ses conséquences sur les conditions de vie, le tissu social fort délabré, le taux de suicides, font que les petits Indiens n’ont pas les mêmes chances de « réussir », de s’instruire, de se soigner que les petits noirs ou blancs ou quelconque enfants issus d’une autre minorité ethnique versée dans le grand melting pot américain.
Une dame, probablement un professeur, d’âge mûr, prend la parole pour présenter l’auteur. Elle énonce quelques mots d’introduction, nous prévient que Sherman est un performeur hors pair, que nous nous souviendrons longtemps de cette lecture à laquelle nous allons donc assister…right now sur le champ.
…Et de lecture pour le moment y’a pas ! Sherman commence un show à la Woody Allen. Imaginez que Woody Allen n’est pas un juif New Yorkais, transposez, et vous obtenez Sherman Alexie, clown Indien Spokane dont le regard se cache derrière de grosses lunettes rondes pour mieux nous faire rire…. Il raconte sa tournée, les interviews à la radio, les journalistes qui rencontrent pour la première fois de leur vie UN VRAI Indien, un vrai dont le travail d’écriture s’efforce de nous montrer la vie quotidienne des indiens sur les réserves aujourd’hui. Et ça ce n’est pas drôle croyez-moi !
Et pour supporter la vie des réserves, il n’y a qu’un remède : l’humour. Un humour typiquement Indien, teinté de rage, d’ailleurs Sherman en convient quand il annonce: « ce soir vous ne verrez pas Danse-avec-les-Loups (film controversé parmi la communauté pan-Indienne) mais Dance-with-Hatred, Danse-avec-la-Haine…

D’ailleurs dans ce pays qu’on soit loup ou Indien revient au même… En Idaho dernièrement, une meute de 47 loups patiemment réunie et protégée, a été abattue par des fermiers-cultivateurs qui avaient illégalement installé bétail et cultures sur le territoire réservé par l’état afin que survivent quelques spécimens de cette espèce en voie de disparition… Je ne vous fais pas de dessin, l’analogie est aisée, encore un traité signé qui n’aura pas été honoré, encore des promesses évaporées sous le souffle brûlant du profit. Encore des vies sacrifiées sur l’autel de la libre entreprise capitaliste…

Parenthèse fermée, revenons à Sherman. Étonnant qu’il rencontre un tel succès, parce que lui comme d’autres auteurs Indiens dont la réussite populaire est bien plus discrète, s’attachent à réécrire l’histoire des Etats-Unis, contestent la version dominante qui ne reconnaît pas avoir fondé le pays sur des actes barbares de massacres, de génocide calculé, de colonisation féroce. Cela serait une énorme tache sur l’identité Américaine tellement fière de ses pionniers et de son esprit d’entreprise. Sherman appelle cela « le pêché original de ce pays ». Pêché qui recoupe plusieurs aspects dont le plus insidieux est certainement la façon dont les Indiens, quel qu’ils soient, sont représentés de façon stéréotypée, et ce dès le début du seizième siècle sous la plume des observateurs blancs, de façon à servir leurs ambitions et leurs besoins. Le seul terme Indien couvre une diversité de plus de 500 nations et langages différents, aux cultures variées. Ce seul terme Indien est un d’emblée un déni, une distorsion, un mensonge, et conduit à cette figure unique de l’Autre, le sauvage, l’Alien, soit assoiffé de sang dans la conscience conditionnée des colons, soit noble dans la conscience romantique des Européens n’ayant pas émigré. Dans tous les cas, l’alliance homme-nature constatée, cette harmonie de l’homme avec son environnement vécue par les tribus, étaient dans les deux cas analysée comme « primitive », une antithèse de la « civilisation » qui séparait l’humain de la « nature » (la sienne propre y compris !). Cela revenait à légitimer la disparition, soit par éradication soit pas assimilation…

La vérité que Sherman veut nous faire toucher du doigt, c’est que les Indiens sont toujours colonisés et toujours opprimés. Matériellement parlant bien sûr, les subsides alloués par les institutions ou l’état fédéral, ne couvrent pas les besoins sur les réserves et encore moins les pertes ou le pseudo achats des territoires. Mais plus dangereux, le mouvement New-Age s’est répandu en pillant des idées, des principes aux Indiens, de telle sorte que des blancs ont cherché à s’emparer de ces cultures et à s’approprier une forme d’identité d’emprunt, qui encore une fois déforme, trahit l’esprit, sert les besoins et les aspirations des blancs en vampirisant, en affaiblissant, les cultures indigènes, les faisant apparaître comme un ensemble de recettes échangeables contre espèces sonnantes et trébuchantes, les privant de leur poésie et de leur force originelles.

Le rôle que Sherman endosse ce soir, est celui du Trickster, cette figure centrale des récits Indiens, toutes tribus confondues (il s’appelle Coyote également). Il est le farceur à qui l’on joue des tours, il est tour à tour généreux, héroïque, rusé, peureux, maladroit, il est une figure androgyne de guérisseur comique, il a un pouvoir libérateur et les auteurs Indiens le savent bien, qui placent ce personnage au centre de leurs écrits de telle sorte qu’un caractère typiquement Indien en ressorte. Le terme de « communotism » a été donné par Jace Weaver (Cherokee), la contraction de communauté et d’activisme. Un engagement pour le bien de la communauté souffrante. Car cette communauté souffre d’un poison auquel Sherman a donné le nom d’ironie toxique.

En effet tous les événements qui touchent et affectent la population Américaine( onze septembre et autres attentats et victoires contre « l’empire ») pourraient réjouir les Indiens à titre de revanche… Indiens assimilés à des terroristes qui pour se dédouaner et montrer leur patriotisme( ils sont depuis toujours « chez eux » aux Etats-Unis), ou leur grande valeur guerrière( stéréotype véhiculé et dernière fierté à exhiber), s’engagent sous la bannière étoilée et se battent pour des guerres qui n’arrangeront en rien les affaires des Indiens, mais pire encore, perpétueront la tradition prédatrice et impérialiste des Etats-Unis, faisant subir à d’autres peuples ce que les Indiens subissent depuis plus de 500 ans. Ainsi dans le livre de Sherman intitulé Dix petits Indiens, une mère conclue : « comment n’importe quel jeune Indien dans un uniforme de l’armée Américaine pourrait ne pas d’abord mourir d’ironie toxique ? »

Après plus d’une demi-heure de ce show, bien des gens rient aux larmes, et dix minutes plus tard, Sherman comme las de jouer ce rôle d’amuseur public, las de distiller sa mordante ironie, soudain baisse la tête. A-t-il honte de lui, honte pour le public, veut-il se reconcentrer… Quelques secondes plus tard, son livre intitulé Blasphemy en main, il nous lit une nouvelle qui fait le portrait d’un Indien des villes. Ce genre de « rat » obligé de vivre selon le mode de vie des blancs, en ayant assimilé les codes, en acceptant les règles tout en gardant au coeur et à l’esprit les valeurs Indiennes et la famille restée sur la réserve… une forme de schizophrénie… Et cela ne viendrait à l’esprit d’aucun voisin qu’il soit Indien. Peau foncée certes, cheveux noir de jais certes, mais on le pense exilé du Moyen-Orient, Italien peut-être même… Indien ? non ! il n’y en a plus en Amérique !

Sherman fait une lecture vivante, nerveuse, il s’agit vraiment d’une performance d’acteur, une chevauchée pendant laquelle il nous décoche ses flèches, nous obligeant à regarder en face la réalité Américaine, nous obligeant à réfléchir sur les notions de légitime défense, de port d’armes, à peser tous les préjugés raciaux qui encombrent de pays et le rigidifie dans des comportements paranoïdes , à considérer l’avantage de cacher son identité Indienne, ou bien au contraire à la clamer, à mieux évaluer les fractures, les traumatismes, que société et communautés ne savent pas guérir bien au contraire… Comme si le but était que toujours plus de souffrance, de folie et de non-sens s’ajoutent au monde (ici urbain) chaque seconde. Comme si cet emballement produisait l’énergie ensuite consommée pour le bien être de quelques-uns, les happy few, comme si la ville était la centrale nucléaire dont le coeur était prêt à fondre… Un tour de force qui nous laisse hors d’haleine, pantelants, le one man show aura duré plus d’une heure et demie.

Une séance de dédicace suit que j’observe du coin de l’oeil, me demandant quels sentiments bien cachés animent ou apaisent la main de Sherman quand il signe… Et qu’est-ce qu’être Indien, du moins Spokane, peuple du saumon, veut dire dans ce hall bien éclairé, plein des brouhahas des conversations dans la queue … une file indienne où n’attendent que des blancs bien respectables, sans doute des sympathisants à la cause… A la question « pour qui voterez-vous, Romney ou Obama », Sherman ne m’a pas répondu… Il doit penser qu’aucun d’eux ne sera utile aux Indiens des réserves, que sous un régime ou un autre le déni se perpétuera et ce n’est pas demain la veille que l’Amérique organisera une cérémonie du pardon en vue d’ un effort de réconciliation… Trop d’enjeux…

Si j’en crois les sondages, le Tennessee penche pour Romney… cela n’incitera pas les quelques centaines d’indiens (la plus part Cherokee) qui résident dans cet état, à voter en masse, ils considèrent cette démocratie et sa prétention à la liberté comme le mensonge le mieux organisé, le plus révélateur de notre société occidentale… alors pourquoi y participer… Mieux vaut danser avec la haine pour l’apprivoiser, la canaliser, résister, se concentrer sur l’essentiel à savoir la survie des communautés Indiennes, tant matérielle que culturelle et spirituelle.

Les livres de Sherman Alexie traduits en Français sont édités chez Albin Michel, (collection Terre Américaine dirigée par Francis Geffard).

Béatrice Machet

Accéder à l’ensemble des chroniques