Quelque chose du Tennessee 5

 

Giminadan Gagiginonshiwan
Par Béatrice Machet

C’est parti pour une journée qui comptera 31 heures dont une grande partie dans les avions ou les aéroports.
Nice au petit matin a le visage de l’ami qui nous conduit : chaleureux, souriant. Beau temps sur les côtes méditerranéennes, température estivale. Il vente sur l’Angleterre, 17 degrés celsius sur Londres où se détache distinctement les “Houses of parliament “, puis Heathrow : le vent balaie le tarmak avec vigueur. Deux heures d’attente avant le vol transatlantique, changer de terminal, les ascenseurs et les navettes… Il fait frais sur Chicago que les brumes de pollution enveloppent… seule Willis tower est devinée dans le smog. La banlieue découpée au carré semble assoupie, baisse de tension générale, l’orage menace. Et il pleuvra sur Chicago tandis qu’à la porte F4b s’effectue l’embarquement pour Nashville, Tennessee. La température est descendue à 72 degrés Farenheit, j’enfile un gilet tandis que mon voisin ouvre le Wall street journal.

Dans l’allée, l’hôtesse fait la démonstration habituelle : bouclage de ceinture, les sorties de secours, les masques à oxygène, le tout avec un débit accéléré. Ses cheveux longs et lisses aux reflets presque bleus sont rassemblés en une queue de cheval, son visage est jeune, ses yeux sombres et presque bridés, ses pommettes saillantes, ses lèvres minces, sa peau foncée, plus que cuivrée, moins que noire… J’ai envie de lui demander quelles sont ses origines mais je décide d’attendre le moment de la distribution des jus de fruit pour avoir la réponse. Le suspens ainsi suspendu entre deux pôles de ma rêverie je l’imagine sur un boat people Philippin, puis à la frontière Mexicaine cachée dans un ravin… Mes paupières se font lourdes…
– Do you want some drink ?
– Yes please, orange juice
– here you are !
– May I ask you someting ?…

Sur le revers de sa poche est accroché un badge, je lis Sally. B quelque chose. Elle s’attend à des détails techniques, à des renseignements concernant l’aéroport de Nashville, elle a le sourire professionnel sûr de lui… Ma question posée, un éclair de crainte traverse son regard, un air effaré pâlit ses traits juvéniles. Je lui explique très vite que je suis poète, que je suis concernée par le sort des Native American, que j’ai rencontré des auteurs de descendance “Indienne"…
La surprise et la reconnaissance tour à tour se lisent dans ses gestes, elle baisse les yeux, elle s’assure que les gens ne s’agitent pas, ne s’impatientent pas… elle dit : “oui je suis de descendance Indienne, je reviens tout de suite."

À son retour elle chuchotte que le vol ne dure qu’une heure dix minutes, que c’est très court pour assumer toutes ses tâches d’hôtesse, elle est seule à bord avec le commandant dans la cabine de pilotage. Alors elle ne peut pas tout raconter, mais elle est heureuse de faire ma connaissance et au nom de son peuple elle me remercie pour mon travail. Elle a grandi sur la réserve des Indiens Menominee dans l’état du Wisconsin, elle appartient au “crane clan", le clan de la grue, et comme elle, elle vole et migre entre deux terres, entre deux cultures, entre le sud et le nord. Son père était un Indien Sioux Dakota, de lui elle a reçu sa peau plus foncée et une silhouette élancée. Ses grands-parents maternels l’ont élevée dans le respect des traditions mais à son grand regret elle ne parle pas, sauf quelques mots, la langue de ses glorieux ancêtres. Glorieux car ils n’ont pas été déportés en Oklahoma comme de nombreuses autres tribus, et ce grâce à une politique avisée des chefs de la tribu envers qui elle se sent très reconnaissante. Puis elle s’éclipse, appelée par un passager à l’avant de l’appareil.

Il me revient alors en mémoire des bribes de l’histoire de ce grand peuple Ojibwé auquel appartient la branche des Menominee. Ils ont été ainsi nommés par les tribus alentours et leur nom signifie en Algonquien: “riz sauvage". Mais eux-mêmes se nomment Mamaceqtaw. Ils sont environ 7000 membres à vivre dans les états du Michigan et du Wisconsin. Les Menominee en tant qu’Ojibwé faisaient partie de la puissante alliance des Trois Foyers. Ils ont affronté la confédération Iroquoise qui fuyait l’invasion des blancs à l’est et à l’expansion des Sioux au sud-ouest.. La politique adroite de différents chefs à différentes époques ont évité aux Menominee d’être déportés aussi ils continuent de vivre sur “leurs" terres. Grâce au chef Oshkosh, grâce à la capacité de ce peuple à gérer son environnement, une partie des terres ancestrales lui a été confiée et les Menominee dans leur ensemble ont été reconnus et déclarés membres d’une Nation souveraine en 1961. Victoire d’un côté mais perte de subsides de l’autre… Une misère a succédé et douze ans plus tard, en vertu des traités signés, l’état américain s’est vu obligé de verser des fonds à cette tribu. Et elle continue de vivre sur une partie des terres autrefois occupées par leurs ancêtres.

Six heures s’affichent sur le téléphone portable de mon voisin, la manœuvre d’atterrissge a commencé…. Nashbille BNA, 29 degrés Celsius au sol et un vent venu des plaines du Kansas pour donner une impression de légèreté.
Je m’avance sur la passerelle et j’entends derrière moi une petite voix frêle oser: " Giminadan Gagiginonshiwan". It was nice to speak with you. Oui comme je suis heureuse d’avoir parlé avec Sally, comme ce nouveau séjour s’annonce sous de bons auspices…
Nashville, l’ambiance du sud, les gens prennent le temps de sourire, de se parler, de poser des questions… curiosité d’un côté, besoin d’étiquetter de l’autre, le jugement probable entre “utile et inutile à fréquenter"… Je ne suis pas dupe mais quand même ! Le ton et les manières rafraichissent par leur naïveté bienveillante.
À la caisse de la compagnie de bus, la jeune fille noire pousse un cri de surprise. Je suis la première Française qu’elle ait jamais vue, et elle m’assure que je suis bien plus facilement compréhensible que bien des Américains, surtout les Hispaniques assure-t-elle… good for me! Je lui demande alors si elle a entendu parler d’une communauté Native American à Nashville. Elle tourne la tête de côté pour m’observer de son oeil gauche. Une moue sur les lèvres elle dit que non elle ne sait pas. Je sens bien que je l’ai déçue… mais aussitôt une autre jeune fille m’annonce fièrement qu’elle a passé un mois en Hollande, pas très loin de la France non?!
Nashville, 19 heures, le conducteur de la navette me dépose sur le campus de l’université Vanderbilt. Dans le parc que je traverse les dernières fleurs des Magnolias, du blanc passent au rose pâle; les étudiants grattent la guitare ou jouent au frisbee sur la pelouse. Je me demande si parmi eux se trouve quelqu’un possédant quelques gouttes de sang Indien dans les veines… Savent-ils que les premiers Magnolias rencontrés avaient reçu le nom “d’orangers des Osages" par les premiers blancs atteignant l’embouchure du Mississipi… Je songe que l’Indien ne peut être effacé ni du paysage ni de l’horizon de l’Amérique… Par association d’idées j’en viens à évoquer le titre du livre de Michel Collot: La poésie et la structure de l’horizon… Envie de paraphraser : l’Indien et la structure de l’Amérique, son horizon …
Alors rendez-vous au prochain épisode pour découvrir cela avec moi!

Béatrice Machet

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