Chroniques judiciaires

Choniques de la justice ordinaire
Par Benjamin Taïeb

Né à Paris en 1978, Benjamin Taïeb vit maintenant à Nice. Avocat et passionné de littérature il demande son omission du Barreau de Paris pour se consacrer aux livres; écriture, édition, librairie… à l’issue de ces folles expériences il s’inscrit au Barreau de Nice et devient donc un repris de justice. C’est au cours de ce laps de temps passé entre les Barreaux (de Paris et de Nice) qu’il écrivit des chroniques judiciaires pour le «Patriote Côte d’Azur»; nous vous les proposons ici…

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C’est la rentrée, surtout pour les étrangers

C’est la rentrée pour le Tribunal correctionnel. Dans le public, une vingtaine de personnes frigorifiées par une climatisation trop forte, comme un avant-goût de l’exemplarité des peines qui attendent les prévenus: les deux cousins tunisiens en savent quelque chose qui, leur casier judiciaire vierge à ce jour, viennent d’être condamnés à quatre mois de prison ferme pour un vol à 3h15 du matin d’une «pochette» sur la plage de Nice. Et tant pis si les policiers les ont interpellés dans la foulée et que les affaires ont été restituées; ici, on ne plaisante pas avec la petite délinquance, étrangère de surcroît, qui vient enquiquiner nos touristes l’été.
Beaucoup d’étrangers sont jugés aujourd’hui: c’est que les interprètes font également leur rentrée. Un Allemand de 22 ans, venu «apprendre le français», a commis dans un jardin public des attouchements sur deux mineures de 5 et 7 ans. C’est l’oncle qui vient représenter l’une des filles, il dit que la mère, présente à ses côtés, ne parle pas français. Ah, on n’a pas prévu d’interprète pour la partie civile et l’oncle ne détient pas l’autorité parentale… Et le Président d’expliquer à ce dernier que la mère doit faire une demande chiffrée du préjudice moral allégué. L’oncle est donc invité à discuter deniers à l’extérieur de la salle avec la mère qui ne réalise pas bien ce qui se passe, tandis que le prévenu à l’«appétence pédophilique», dixit l’expert psychiatrique, se tient raide dans son box, blanc comme un linge. Les parties civiles sorties, une auxiliaire de justice s’interroge: compte tenu de l’âge de «l’oncle», celui-ci ne serait-il pas plutôt le père de l’enfant? On le rappelle à l’audience.
– Vous êtes le papa de la fillette?
– Non, mais…
– Comment ça, «non, mais…»? vous êtes le papa, oui ou non?
– Non mais… je suis le compagnon de la mère.
Le prévenu sera jugé après la suspension de l’audience, laissant les parties civiles formuler par écrit une demande de 2.000 euros; on ne verra plus la mère et son concubin: sans doute n’ont-ils pas compris qu’on allait enfin interroger le «sujet», poursuivi pour des actes similaires en Allemagne, et qui fait des grands hochements de tête mécaniques quand le Président évoque avec lui la nécessité d’un suivi médical.
Entretemps, un Nigérian domicilié en Espagne, M. I., jamais condamné en France, est jugé pour transport et détention de stupéfiants: arrêté à La Turbie, il est soigné après qu’il a admis avoir ingurgité pas moins de 48 ovules de drogue, soit 483 grammes de cocaïne et 223 grammes d’héroïne contenus dans son tube digestif… Les autorités douanières n’ayant retrouvé «que» 47 ovules, il a fallu plusieurs prolongations de séjour du prévenu à l’hôpital pour être sûr que son estomac fût bien nettoyé.
M. I. refuse un délai pour préparer sa défense, accepte de répondre aux questions, reconnaît les faits. Manœuvre sur les chantiers, il explique que ses revenus sont irréguliers depuis 2009 et que son père est décédé il y a trois mois au Nigéria. Ne pouvant payer son voyage, et la famille devant être entièrement réunie pour enterrer l’aïeul, il a accepté 300 euros pour le transport des stupéfiants, une avance sur les 1.200 euros qui devaient lui être remis à son arrivée à Milan.
La Procureure ironise sur l’absence de pièces pour justifier de la situation financière et des problèmes familiaux de M. I., lequel ne produit pas de certificat de décès; on en oublierait presque qu’il est jugé en comparution immédiate pour des faits commis trois jours plus tôt. La défense a beau rappeler qu’un homme, sauvé d’une mort certaine par le contrôle des agents, a risqué sa vie pour 1.500 euros, et le prévenu affirmer dans un cri étouffé: «Je vous assure que mon père est mort!», le Tribunal le condamne à trois ans d’emprisonnement ferme, peine assortie d’une interdiction de cinq ans du territoire, sans oublier l’amende de 28 240 euros réclamée par la douane: il faut bien que justice passe.

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Les histoires d’amour finissent mal, en général

On ne compte plus les pièces de théâtre où le choix cornélien fait office d’intrigue, dilemme qui ne se peut résoudre positivement pour le héros ou l’héroïne de la tragédie, quand l’amour le dispute à la raison. Dans nos prétoires aussi le drame se joue, chaque semaine des femmes fragilisées se trouvent tiraillées entre deux mauvaises options, sous l’influence d’un amant ou victimes d’un compagnon brutal.
Mme B., mère célibataire au casier vierge, est tombée amoureuse du détenu M. W. qu’elle a connu via Facebook il y a huit mois – un surveillant a fait entrer plusieurs téléphones avec accès à internet à la maison d’arrêt de Nice, où le détenu purge une peine –. Suite aux demandes répétées de M. W., Mme B., qui avait obtenu un permis de visite et le voyait «deux-trois fois par semaine», est allée dans une boulangerie: un jeune homme lui a alors remis 28 grammes de cannabis qu’elle a transmis à son compagnon.
Le détenu, tête et yeux baissés, dit tout assumer. Son amie est à la barre. En pleurs, elle ne cesse de triturer ses doigts derrière le dos, la main droite à l’horizontale dans la main gauche. M. W. affirme qu’il a subi la pression d’un autre détenu. Il ajoute avoir été frappé par le surveillant après la fouille, montre son cuir chevelu, s’agite, le président se met à lire son casier, le calme revient. Le détenu repart entouré des agents. Des yeux, Mme B. cherche à l’accompagner aussi loin qu’elle le peut, jusqu’au bout du couloir.
Il est cet après-midi une autre histoire d’amour qui finit mal: la jeune Mme N. souhaiterait faire cesser les coups de M. D. sans l’envoyer en prison, celui-ci étant le père de son enfant de trois ans. Elle a ainsi plusieurs fois refusé de déposer plainte contre lui, et ne s’est pas constituée partie civile. On devine aussi, écoutant sa voix douce, voyant ses épaules en dedans, qu’elle craint les représailles. Il le sait bien, l’Artaban.
Regardez-le: c’est un bel homme de 27 ans, grand, et derrière son ample tee-shirt de football, se devine une saillante musculature. À la manière des footballeurs justement, sa tête est rasée sur les côtés, surmontée de cheveux bruns coiffés en brosse. Seul le nez n’est pas parfaitement lisse, marque de sa récente dispute avec la victime, celle-ci l’ayant «croqué» pour qu’il lâche prise. Le nez de Mme N., le détenu l’a fracturé à de nombreuses reprises ; tandis que le président égrène les jours d’I.T.T de la victime – étudiante en première année de psychologie et qui a entamé un double cursus pour devenir «éducatrice spécialisée» – M. D. se tient droit, l’allure fière. Il ne semble guère prendre la mesure de la gravité de ses actes, n’affiche aucun remords. La lecture de son casier judiciaire glisse sur lui, telle l’eau sur les plumes d’un canard. Tout juste remue-t-il les lèvres lorsque le président évoque sa première condamnation pour «violence avec arme» devant le Tribunal pour enfants. «Vous ne vous en rappelez pas?» demande le magistrat. «Non», répond le détenu, peu loquace. «–Il semblerait que vous ayez un problème avec l’alcool? –Non». M. D. ne comprend pas vraiment pourquoi on lui pose des questions: jugé en comparution immédiate, il a demandé un délai auquel il a droit pour préparer sa défense. Mme N. quitte le Palais de justice, elle ne sait s’il est maintenu en détention, elle doit aller chercher son enfant, leur enfant.

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Un malheur nouveau à l’ancien

«Je te démonte la gueule parce que tu es une grosse merde de mère !». Même dépassionnés dans la bouche de la présidente, ces mots font forte impression à l’audience. L’auteur des propos, M. S., enregistré fin 2012 à son insu par sa femme, est vissé sur son banc. Les époux, en procédure de divorce, ont un enfant de dix ans, dont la mère a obtenu la garde il y a deux ans. C’est elle qui se présente à la barre, très digne, expliquant que son mari est parti pour une relation extra-conjugale. Elle dit: «Je suis Professeure. J’assume mon travail, l’éducation de mon fils». Elle ne tolère pas les insultes: «Il aurait dû me dire merci pour le vide que j’ai assumé». Elle ajoute: «Depuis cet été, il ne souhaite plus prendre son fils». Ainsi, au mois de juillet, le père n’a gardé son enfant «qu’une semaine au lieu d’un mois», quand «tout était rentré dans l’ordre dans les droits de visite».
Alors M. S., plutôt fluet, entre en scène. Il faut le voir, ce père, rougi par l’émotion, donner sa version des faits: «Je n’ai pas vu mon enfant pendant (les) trois mois et demi» qui ont suivi la séparation. «J’allais le voir derrière le grillage» de l’école. Il faut l’entendre, ce père, tonner: «Je me présentais à l’école pour pas que mon fils croie que je l’ai abandonné!» et poursuivre: «Le Directeur m’a convoqué. On a cru que j’étais un pédophile!». La mère aurait harcelé son entourage: ses parents, sa nouvelle compagne et les services sociaux. En une minute, le monstre froid décrit par l’épouse est devenu humain et, peu à peu, la femme, sous les traits de son mari, se transforme en Médée, son enfant en otage. Car on ne peut plus l’arrêter, M. S., il a trop à dire: «J’ai fait venir une patrouille de police pour récupérer mon fils… Je devrais passer des heures avec vous pour discuter des choses». – «Je crois qu’on a compris le contexte», intervient la présidente. – «Je ne suis pas violent. Je suis auxiliaire de puériculture». Silence. L’argument fait mouche. «C’est la première fois que je peux m’exprimer et qu’on m’écoute». M. S. évoque les vacances d’été, ses parents qui ont fait 1.000 km pour venir à Nice, louer un appartement et garder leur petit-fils, parce que la Juge aux Affaires Familiales a autorisé le père à voir son enfant tous les jours de 9h à 18h au mois de juillet; or, le prévenu travaille en juillet, son établissement ferme au mois d’août… M. S. raconte qu’il a été contraint de rendre l’enfant à sa mère au bout d’une semaine: celui-ci était «abominable avec ses grands-parents», hurlant dès qu’ils s’approchaient de lui. Il souligne enfin que «Madame a refusé une médiation» et qu’il paie tous les mois une pension alimentaire «pour un enfant que je ne peux pas voir».
Le procureur redoute que la chambre correctionnelle devienne «l’antichambre du Juge aux Affaires Familiales», et, en effet, M. S. est là pour répondre pénalement des insultes enregistrées sur le message téléphonique. La présidente opine du chef. On recadre le débat, bien que personne ne soit dupe: après l’éventuelle condamnation du prévenu, le différend entre les futurs ex-époux restera entier. «Alors, (il en sera) fait de nous si nous ajoutons un malheur nouveau à l’ancien avant d’avoir épuisé le premier» (Médée, Euripide).

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Un prévenu en col blanc

Des dépenses somptuaires pour des voyages à Miami, New-York et Marrakech. Une montre Rolex à 11 000 euros. Une «voiture sans permis» à 14 950 euros. Un manteau en vison… M. G. a mené grand train avec Mme A., sa nouvelle compagne. «Si y avait que ça!» s’exclame le Monsieur assis derrière moi, avant de lâcher: «Quel enfoiré!». Le prévenu, poursuivi pour abus de biens sociaux, a en partie offert ces cadeaux avec la carte bancaire de sa Société, aujourd’hui en liquidation judiciaire avec un passif de plus de 700 000 euros. Ce n’est pas du goût de son ex-associée et ex-compagne, Mme I., partie civile, ni du Monsieur qui soupire dans mon dos, sans doute le compagnon de celle-ci.
«Je savais pas que c’était interdit, Monsieur le juge. Personne ne m’a dit que c’était interdit». L’argument, un peu court, est habituel chez les prévenus en col blanc. M. G. en est-il conscient? Il soutient qu’il a «apporté personnellement 85 000 euros pour sauver cette Société». Cela prouverait sa bonne foi. «J’ai 54 ans. Je travaille dur depuis 25 ans. Je suis honnête». Traduire : je me démène pour ramener de l’argent dans la boîte et j’ai bien le droit de me faire plaisir de temps en temps. «– Qu’est-ce que vous reconnaissez, finalement?» demande le président. «– Je suis victime du harcèlement de Mme I. et de son compagnon», répond le prévenu. M. G. accuse celle-ci d’avoir dirigé l’entreprise pendant près de 20 ans quand il n’en a été le gérant que les 21 derniers mois. En résumé, la pratique consistant à confondre les dépenses personnelles avec celles de la Société ne daterait pas d’aujourd’hui. Mme I. s’en serait bien accommodée, avant la séparation. D’ailleurs, Mme A. et la plaignante n’étaient-elles pas «très copines»? «– C’est pas elle qui l’a poussée dans votre lit, non plus!» s’emporte le président.
On reprend. Outre les «généreux» cadeaux au profit de Mme A., le prévenu a aidé cette dernière à louer un bail commercial, en payant une caution et plusieurs loyers au propriétaire du fonds de commerce, avec le chéquier de la Société. M. G. nie en bloc. Le président ressort du dossier les chèques litigieux. Poussé dans ses retranchements, le prévenu s’enferre dans ses mensonges. Ne pouvant plus soutenir sérieusement que le paiement des loyers a été fait en son nom propre, il affirme que le chèque acquittant lesdits loyers «n’a pas été encaissé». Et pour cause, le chèque de la Société était sans provision.
C’est maintenant à Mme A., poursuivie pour recel d’abus de biens sociaux, de répondre aux questions du magistrat: «– Est-ce que vous avez reçu des cadeaux? – Oui… Je ne me suis pas posé de questions. – Vous auriez dû». Quid de la caution et des loyers commerciaux de sa nouvelle activité? Elle n’intervenait pas, c’est M. G. qui négociait directement avec le propriétaire. On n’en saura pas beaucoup plus: pendant la plaidoirie de son avocat, Mme A. fait une violente crise d’asthme. M. G. s’empresse de lui chercher son sac à main. On l’allonge sur le dos. Elle prend plusieurs bouffées de Ventoline. Sa respiration reste bruyante et saccadée. Il faut appeler les pompiers. L’audience est suspendue.

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Permis de construire, permis de conduire

Vous voulez retaper un cabanon? Rendre un vieux grenier habitable? Aménager un escalier? N’oubliez pas de demander un permis de construire ou de faire une déclaration préalable à la mairie avant de commencer vos travaux. A défaut, assurez-vous au moins de la bienveillance de vos voisins. Dans le «quartier des arméniens», ce sont des courriers de dénonciation qui ont entraîné les contrôles de l’administration et amené les deux prévenus de ce matin devant la juridiction pénale.
M. A., «maçon sans rémunération», est arcbouté sur la barre. Avec sa calvitie de moine, ses lunettes de vue aux verres épais, tenues par un élastique, et sa sacoche marron dans la main gauche –qu’il ne posera qu’après plusieurs minutes– le prévenu a les allures d’un aide-comptable, tout droit sorti d’une nouvelle de Tchékhov. «Il est vrai que c’était au mois d’août, j’ai fait un peu de bruit, j’aurais dû faire ça en septembre, je ne serais pas là aujourd’hui», concède-t-il. Il est trop tard pour les regrets. M. A. penche sa tête vers l’avant pour mieux entendre la magistrate, au phrasé technique et rapide: la masure construite sans permis, simplement «rénovée, pour faire propre» selon le prévenu, «tout à fait habitable» selon la procureure, sera démolie.
L’autre prévenu a plus de chance: ses travaux sont de moindre importance, il a assuré l’habitation, tenté de régulariser au plus vite la situation, et ce n’est pas un professionnel du bâtiment. Il paiera une amende, mais on ne lui demandera pas une remise en état qui aurait selon lui nécessité «encore pas mal de travaux».
Conduire un véhicule sans permis peut avoir des conséquences autrement plus fâcheuses. «Les faits sont simples, vous les recommence… reconnaissez», se reprend la présidente. Les prévenus croient trouver la parade. S’ils ont pris le volant, c’est à cause de leurs copines. L’un ne voulait pas que son amie conduise, parce qu’elle «était vraiment ivre. Y aurait eu un accident, c’aurait été encore plus pire». Il souligne qu’il avait son code au moment des faits. L’autre, en état de récidive légale, «a pris le véhicule uniquement pour le garer»: sa copine «ne sait pas faire les créneaux». Il poursuit: «J’ai vu la police dans le rétro. J’ai paniqué». «– Vous avez continué à rouler… », observe la présidente. «– Ouais, mais à 60». La magistrate sermonne le jeune homme, lui rappelant ses dix condamnations depuis 2007, plusieurs fois pour «conduite sous l’empire d’un état alcoolique». «– Je comprends votre réaction, c’est tout à fait normal», réplique ce dernier. M’enfin, comme le dit son avocate: «il y a conduite et conduite. Il n’était pas sur une route en train de zigzaguer». Pauvres prévenus qui vont être sanctionnés alors qu’ils ont sauvé la mise à leurs nanas. Il n’y a qu’à regarder les statistiques publiées par la Sécurité routière pour mesurer l’étendue de leur sacrifice: en 2012, les hommes représentent 89% des retraits de permis. Ils sont 92 % des conducteurs impliqués dans un accident mortel avec alcoolémie positive. Une dernière info pour la route? 83% des condamnés pour homicides involontaires dans des accidents sont des hommes. Alors, Messieurs les prévenus, c’est qui «le plus pire» au volant?

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Un coup de Trafalgar



Il fait beau et chaud en cet après-midi de fin octobre. Je me dis que l’audience devrait être ajournée pour cause de météo exceptionnelle. Je suis vite refroidi. M. C., partie civile, a été victime à son domicile d’une véritable expédition punitive. «Un coup de Trafalgar», admet le prévenu de vingt-sept ans, en état de récidive légale. Volubile, il raconte avoir appris de l’ex-petite amie de M. C. que ce dernier avait du cannabis chez lui. Avec son complice, David S., toujours en cavale, et qui avait «un besoin d’argent», ils sont «allés voir [d’eux]-mêmes. Je me suis laissé embarquer, c’est un bon collègue à moi (David S.)», soutient le prévenu. Le président: «–Il a un casier, votre collègue? –Il a un sacré casier».
C’est l’ex-copine, non poursuivie pour complicité et absente à l’audience, qui leur a donné le nom et l’adresse de M. C.. «Pas l’étage», tient à préciser le prévenu. «Après, on a trouvé par nous-mêmes. On a prétexté que c’était La Poste. J’avais une casquette et des lunettes, mon ami avait une casquette et une arme de poing, un pistolet d’alerte».
On est en pleine journée, il est dix heures. M. C. ouvre la porte aux deux hommes qu’il n’a jamais vus et se trouve aussitôt braqué par David S.. Il tente de refermer la porte sur celui-ci, mime la scène devant nous en refaisant les gestes, mais l’agresseur a déjà passé le pied et le bras dans l’entrebâillement, pendant que son complice pousse derrière. M. C. tombe à la renverse, sur les fesses. «Ils sont rentrés, ils ont fait que frapper». Il crie au secours. David S., debout, le tient en joue, le prévenu vient derrière le cogner. M. C. sent un objet dur sur le dos, la tête. Il saigne du cuir chevelu, ne cesse de crier. «Le premier continuait à me braquer». Il parvient à se relever –il est costaud, M. C., bien plus costaud que le prévenu– saisit une table en verre, la jette dans le parking de la résidence «pour attirer l’attention». Une voiture est endommagée. Puis il enjambe la rambarde, au cinquième étage, pour se réfugier chez la voisine.
«J’ai juste essayé de lui faire taire la bouche parce qu’il criait», avance le prévenu. Il continue: «C’est David S. qui lui a mis un coup de crosse derrière la tête». Reconnaît: «J’avoue que c’est un peu ambigu». Et s’adresse tranquillement à M. C. : «Quand tu étais par terre, on a essayé de te maitriser». Au président: «Il criait. On a paniqué. On est partis». Les deux hommes se changent dans la cage d’escalier, quittent la résidence. Ils sont filmés et le prévenu laisse des traces de doigts sur la porte. La victime: «Il y avait sur ma table, à l’entrée, 200 euros de liquide, ma carte bancaire, un téléphone portable, une tablette, ils n’ont rien pris. –On a pris quelque chose, l’interrompt le prévenu, on a pris deux joints». Le président: «–Vous encourez une peine assez lourde, tout ça pour deux joints?» Car il y a eu violence en réunion, menace d’une arme, et préméditation : autant de circonstances aggravantes. «–Vous savez combien vous avez de condamnations? demande le magistrat. –Y en a quelques unes. –Y en a dix». On se rappelle alors que l’avocate de la défense avait sollicité, sans succès, une expertise psychologique. Elle estimait que le prévenu «ne mesur[ait] pas les conséquences de son acte».

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Un prévenu marteau

La victime est dans un fauteuil roulant. La cheville encore plâtrée, six semaines après les faits. Le prévenu est son compagnon, depuis cinq ans. Pour un prétexte futile, il l’a frappée avec un bâton, «fort sur la tête», dit-elle. Il a pris ensuite un autre bâton, «plus long». Des coups partout sur le corps. Il a pris un troisième instrument, «plus long, avec une pointe en fer». Un tisonnier, pointé dans le ventre. L’a tirée par les cheveux. Il a attrapé un marteau. A tapé «un gros coup» sur la tête de la victime, sa femme. Il s’est assis sur elle, au-dessous de sa gorge. Des heures, il l’a torturée. Il a dit: «Je vais te tuer! Je vais te brûler comme la chèvre!». Il y a chez lui une centaine d’animaux, dans un état déplorable, souvent maltraités, quelquefois tués. Il n’est pas poursuivi pour cela. Il a brûlé les vêtements de la victime. Enfin, s’est calmé. Il a répondu à sa compagne, implorante: «Le Docteur est fermé». Il est parti à la pharmacie, a ramené des bandes et de la crème. Le lendemain matin, il a voulu lui faire l’amour. «J’ai refusé, j’avais plein de sang, il n’a pas insisté», dit-elle. Il a fini par l’amener aux urgences. I.T.T. supérieure à 8 jours. Il a dit: «Ma femme est tombée dans les escaliers». Il est reparti. Elle a raconté son calvaire. Aux médecins, aux infirmiers, à l’assistante sociale. Elle raconte à nouveau. Ce n’est pas la première fois qu’il la frappait. Il boit beaucoup. Il lui arrive aussi de l’enfermer dans la chambre. Il part deux jours. Revient. La libère. Lui interdit de voir le voisinage. Ils ont une fille de 4 ans. Il y a deux ans, celle-ci «a reçu en pleine face un biberon plein de lait». Tunisienne, la maman a déposé plainte contre son concubin dans son pays. En France, jamais. «–Pourquoi ? demande le président. –J’avais peur». Jusqu’à ce jour où elle a cru mourir. Torsions, fractures, ecchymoses. Erosions, contusions, lésions. Les traces de défense sur ses doigts, à elle. Il dit: «Elle s’est fabriqué tout ça. Je ne l’ai jamais violentée». Les morsures sur son corps, à lui: «Quand on fait l’amour, elle se met à crier. Elle mord». Le président: «Et les griffures sur votre torse, c’est quand vous faites l’amour, aussi ? –C’est des ronces». Le bâton, retrouvé ensanglanté, exige explication. Le magistrat: «C’est elle qui a pris le bâton et qui s’est tapé toute seule? –Je ne sais pas». Les traces de sang dans la bouche de la victime? « Je ne sais pas ». Les vêtements brûlés? «Je n’ai pas brûlé les habits, je les ai jetés, il y avait des braises restantes». Le prévenu n’exprime aucun regret, aucune excuse, aucune compassion. Parfois même, il rit. Mécaniquement. Et, tandis que l’avocat du prévenu ergote sur la couleur jaune/jaunâtre des ecchymoses qui signifierait que les coups ne dateraient pas de la veille de l’arrivée aux urgences, mais de plusieurs jours, soit quand la victime était en Tunisie… le cousin de celle-ci, une main sur la poignée du fauteuil roulant, caresse de sa main libre l’épaule de la victime. Affectueusement. Pour la soutenir, lorsque l’indécence s’ajoute à l’insensé.

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Profession : boucher

C’est le dernier des trois jours de procès et les commentaires vont bon train dans le public, familiarisé avec l’affaire: «–Moi je crois pas que ce soit de la légitime défense. –Pour moi c’est 100 % légitime défense. C’est un gamin. Si j’étais juré, je voterais la légitime défense». La grand-mère de l’accusé, assise à côté de moi, approuve et surenchérit : «C’est qu’un gamin».
L’accusé a déjà fait trois ans de prison. Il a 22 ans, les cheveux courts, de petites lunettes rondes. Il est grand, mince, beau garçon, porte une chemise blanche. Jugé pour meurtre, Kévin M. a porté huit coups de couteau à la victime, 32 ans, qu’il connaissait depuis quelques mois. Il aurait eu peur de la victime, défavorablement connue des services de police, qui l’aurait séquestré, le braquant avec un pistolet d’alarme. Dans sa déposition, Kévin M. a parlé de guet-apens. Et prononcé ces mots glaçants: «J’en pense rien (de la victime). Pour moi, c’est un morceau de viande». Kévin M. est boucher de profession.
Agressé à diverses occasions avant le drame, l’accusé sortait toujours avec un couteau dans sa poche. C’est un môme qui a peur. On apprend qu’il a été racketté en maison d’arrêt et qu’il reste enfermé dans sa cellule. Une fois, il s’est scarifié les avant-bras.
On tente de cerner sa personnalité. Selon la première experte psychiatrique, Kévin M. était «entièrement responsable de ses actes au moment des faits». Le médecin souligne toutefois que l’accusé a eu «une enfance très difficile», maltraité par un père alcoolique et violent, puis par les pensionnaires d’un foyer, enfin par l’un de ses employeurs.
Le deuxième expert, du même avis que sa collègue, relate les difficultés familiales du jeune homme, et aussi «une froideur, une indifférence affective»: l’accusé n’aurait pas fait «d’analyse du fait criminel». Kévin M. se lève: «–Pardonnez-moi d’intervenir mais, Monsieur l’expert, je ne l’ai vu que cinq minutes. Je ne comprends pas qu’il parle de froideur». C’est la seule fois de la matinée qu’on entendra la voix de l’accusé.
Ce sont maintenant les témoins cités par la défense qui se relaient à la barre. Tous louent les qualités de l’accusé: «C’est une bonne personne à qui il est arrivé quelque chose de dramatique», résume une ex-collègue de travail. L’avocat de la partie civile interroge le témoin, photos à l’appui, sur la fascination qu’avait Kévin M. pour les armes blanches, nunchakus, exhibés sur les murs de son studio. «–Y avait un hachoir, souligne l’avocat. –Oui, mais il est boucher de profession. Ça ne m’a pas choquée plus que ça».
Vient la mère de l’accusé, boulangère en Moselle. A peine ouvre-t-elle la bouche que Kévin M., impassible jusque-là, est secoué de sanglots. Comme son petit frère et sa grand-mère dans la salle. «C’est un bon jeune, dit la mère à propos de son fils, sans le regarder. Il a beaucoup de choses à faire. Je sais qu’il en est capable». Elle ne sait pas encore qu’il sera condamné à neuf années de prison. «J’étais fière de lui qu’il ait eu son diplôme. Moi je n’ai pas de diplôme». Elle insiste: c’est le père de l’accusé qui devrait être jugé. Et ajoute: «Kévin demande toujours de ne pas m’inquiéter mais on s’inquiète toujours pour ses enfants», consciente, aussi, alors qu’elle n’est qu’à quelques mètres de la mère de la victime,  que «Ç’aurait pu être mon fils à la place».

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L’accusé mange des gâteaux entre deux coups de couteau

Il y a foule ce matin, au Tribunal. L’émotion est palpable. Un jeune homme, M. D., 24 ans au moment des faits, a tué à l’arme blanche une adolescente dont il s’était épris. Trois ans plus tôt, il vivait dans la famille de la victime, qui l’avait accueilli plusieurs mois et avait fini par lui demander de partir. L’accusé aurait minutieusement préparé sa vengeance, achetant un couteau en céramique dans un supermarché et s’installant, peu avant son crime, dans une maison abandonnée, à proximité de la propriété des parents de la victime. Le jour du drame, il épie la famille, entre quand il sait l’adolescente seule, au réveil, retire ses chaussures, monte dans la chambre, se dispute avec elle, vise l’abdomen, la nuque et la gorge. Il retourne dans son squat, mange un paquet de gâteaux, revient sur les lieux donner un dernier coup à la victime. Puis il prévient, placide, les gendarmes: «Bonjour, c’est pour signaler un meurtre».
«–Quelle est votre position? demande la présidente. –Je suis coupable de la mort de S., balbutie l’accusé. –C’est tout? –C’est tout». La présidente rappelle au détenu qu’il peut répondre ou non aux questions. «–Vous choisissez…? –De prendre part à la conversation. –De répondre aux questions», corrige la magistrate. M. D. parle peu, tient des propos décousus et incohérents: «–Mon père biologique m’a abandonné quand j’avais 7-8 ans. –Vous aviez 15-16 mois, l’interrompt la présidente. –Oui, un an et demi, deux ans…».
L’enquêteur de personnalité résume le parcours du détenu: le père biologique qu’il n’a jamais connu, la séparation des parents adoptifs alors qu’il a 14 ans, le nouveau compagnon de la mère adoptive qui le frappe, lui et sa fratrie, puis, malgré un B.E.P sanitaire et social en poche, le lycée quitté brutalement après une première rupture sentimentale, tout comme son emploi d’agent d’entretien. L’accusé se mutile au couteau, au cutteur, aux lames de rasoir: il a des scarifications sur ses avant-bras, son ventre. Adolescent, il est interné en hôpital psychiatrique. Depuis son départ de la famille de la victime, il voit le mal partout, mène une vie de marginal dans sa voiture, en colocation où il ne sort presque plus de sa chambre, s’installe chez sa mère qui le somme de partir au bout d’un mois, rejoint les bois.
Les médecins experts soulignent les troubles de la personnalité du détenu, «mal adapté sur le plan social, relationnel et affectif depuis longtemps», capable de «comportements antinomiques» (comme le fait de prévenir les gendarmes pour éviter à la famille la découverte macabre du corps, alors qu’il vient de passer sauvagement à l’acte). Lors de sa garde à vue, M. D. «tournait sa main menottée, comme si elle ne lui appartenait pas». Selon la psychiatre, le sujet présente «une décompensation sur le mode de la schizophrénie», une pathologie qui «ressemblerait à une démence, une psychose paranoïaque». L’accusé est cependant jugé pénalement responsable: son discernement n’aurait été «que» partiellement altéré au moment des faits.
Cet homme est complètement malade, me dis-je en partant: il a mangé ses biscuits entre deux coups de couteaux, comment pourrait-il expliquer son geste? Comment ce procès d’un homme, au «détachement émotionnel très marqué», pourrait-il apaiser la famille de la victime? C’est dans un hôpital psychiatrique qu’il devrait être, pas en prison, fût-il soigné.

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Chronique de la violence conjugale ordinaire

J’ai beau ne venir que de manière occasionnelle au Palais de justice, n’avoir aucune statistique sur les affaires en cours, je constate que les poursuites pour violences volontaires sur les femmes sont fréquentes, avec cette circonstance aggravante que ces violences sont le plus souvent commises par leurs conjoints ou compagnons. Et il ne s’agit là que des affaires dont les victimes ont porté plainte. On est donc très en-deçà de la réalité, puisqu’on estime que seules 10 % des victimes de violences conjugales saisissent les tribunaux (qu’elles maintiennent ou retirent la plainte ensuite).
Le 24 septembre dernier, après avoir sifflé une bouteille de vodka et deux bières, le prévenu, 37 ans, a craché au visage de sa femme enceinte de trois mois, l’a giflée et étranglée. Puis il a uriné sur le matelas pour y mettre le feu. Aujourd’hui, les époux ont repris la vie commune, un an après le début de leur relation. La femme souhaite retirer sa plainte. «–Vous avez l’air en difficulté, quand même? S’inquiète la présidente. –Moi, je pardonne», répond la victime. «J’ai vu avec ma famille, j’ai vu avec sa famille. J’ai vraiment besoin qu’il soit là. –Mieux vaut se retrouver avec un mari violent que seule avec un bébé? Je ne sais pas… Vous lui faites confiance pour l’avenir? », interroge la magistrate. La victime ne répond pas vraiment, elle dit que son époux est présent, attentif. Elle a envie, besoin d’y croire à son histoire, de se projeter, de nous informer sur les petits travaux de la maisonnée pour accueillir bébé.
L’époux présente ces violences comme un acte isolé, dû à des difficultés financières passagères. Le profil du prévenu, qui vient de perdre son emploi, ne rassure guère. D’autant qu’il fut condamné à deux reprises en 2008 et 2011 pour conduite d’un véhicule sous l’empire d’un état alcoolique. S’il reconnaît les actes et tente, profil bas, de faire bonne figure: «Depuis (ce jour de septembre), je ne bois plus d’alcool tous les jours», dit-il, la procureure, confrontée toutes les semaines à ces cas de violences et à ces discours, est incrédule. Et le fait savoir: «Moi, j’y crois pas à votre histoire. Y a des photos. Monsieur est allé très loin. Un homme qui frappe, il recommence toujours, Madame. Sauf s’il est soigné, et il n’est pas soigné. Il est alcoolique. Il a le teint. Un alcoolique ne s’en sort pas seul, ce n’est pas vrai. Quand il boit, il est violent. Tout le monde n’est pas violent après avoir trop bu. Vous le connaissez depuis très peu de temps. Très rapidement vous tombez enceinte.» Après avoir rappelé que les disputes étaient visiblement liées à des problèmes d’argent, elle s’adresse au prévenu: «Aujourd’hui, vous n’avez plus de travail, vos revenus vont baisser. Pour moi, vous êtes extrêmement inquiétant». Même si la victime a retiré sa plainte, la procureure maintient les poursuites contre l’auteur des faits. Elle demande six mois de mise à l’épreuve avec une obligation de soins. L’époux quitte la barre. Assis sur le banc, il se tourne vers sa femme, énervé: «-Elle a dit que j’avais le teint… –Mais, non, tu n’as pas le teint…», coupe l’épouse en chuchotant.

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Les frères Kouachi ont mauvaise presse

Comme on pouvait s’y attendre, les événements de janvier ont encore, un mois après, des répercussions sur la justice pénale ordinaire, et en premier lieu sur la population musulmane, déjà bien stigmatisée à Nice. Comprenez-moi bien: je n’ai aucune sympathie, pour user d’une litote, vis-à-vis d’un détenu qui aurait crié d’une voiture, devant un commissariat de police, dans le quartier de l’Ariane, le 9 janvier: «100% Kouachi!», avant de faire un doigt d’honneur aux forces de l’ordre. Seulement les six mois de prison avec sursis, retenus dans cette affaire à l’encontre de M. Y., 18 ans, me paraissent être une réponse à la bêtise aussi absurde que disproportionnée.
D’abord parce que le prévenu vient de passer plus de trois semaines en prison, sa demande de liberté ayant été rejetée. Ça lui a laissé le temps de réfléchir à ses éventuels propos. Ensuite, parce que M. Y., s’il a prononcé ces quatre mots: «100% Kouachi!», ne les assume pas du tout, estimant qu’il paie ici à la place d’un autre: «Je ne reconnais pas les faits. Je vis un grand cauchemar. Je souffre, tous les jours, je pleure». Il ajoute: «J’ai aucune raison de faire ça, de dire ça. Je n’ai pas été éduqué comme ça, j’ai rien à gagner à faire le malin». Aux trois policiers, absents à l’audience, qui l’auraient reconnu formellement: «C’est pas moi. C’est invivable. C’est impossible. Tout ce que je sais, c’est que je suis en train de payer à la place d’un autre». Est-ce qu’il a une idée de l’auteur de l’infraction? «Je ne vais pas vous mener sur une fausse piste, je sais rien». Enfin, M. Y. a un alibi: il soutient qu’il était dans un snack au moment des faits, en train de manger son sandwich. C’est lui qui souligne, en habitué des lieux: «Monsieur le président, y a trois caméras!». Pourtant, on apprend qu’aucune vidéo n’est exploitable, ni au snack, ni au commissariat. Effacées, les images. D’un point de vue juridique, on peut en outre se demander, avec l’avocat de la défense, si les gestes et propos, défi stupide envers les policiers, ne relèveraient pas plutôt de la qualification d’outrage à agents, que de l’apologie d’un acte de terrorisme.
La procureure n’a pas le moindre doute sur l’auteur de l’infraction, «la vérité est tellement évidente»: la description physique – un nord-africain, au visage rond et à forte corpulence – et la tenue vestimentaire ne correspondent-elles pas au signalement? Et, ultime argument: «Il n’était pas question d’envoyer un dossier approximatif devant la juridiction». Balayées les dénégations véhémentes du prévenu. Balayée la thèse du snack, où M. Y et ses copains traînent souvent leurs guêtres, quand bien même le gérant du restaurant aurait précisé, après M. Y., et sans qu’ils aient pu se consulter, que ce dernier n’avait pas payé l’addition.
Lors de l’audition de M. Y. par les policiers, il lui a été demandé: «Que pensez-vous des extrémistes?». Réponse du prévenu: «Ce sont des fous, pire que ça encore, c’est de la merde. J’ai pas été élevé dans l’ambiance religieuse. Les Kouachi, que je compare à des enculés de fou, ils me mettent dans la merde depuis 48 heures». Ce n’est certes pas très poétique. Mais admettez qu’on a vu plus franc, comme soutien au terrorisme. «Vous voulez ajouter quelque chose ? interroge le président. «S’il vous plait, faites quelque chose pour moi», implore le prévenu. Il n’a pas été entendu.

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Une victoire à la Pyrrhus

Un regard de tueur. Une fine barbe bien taillée. M.B., en survêtement à l’audience, 25 ans, 26 mentions au casier, est détenu depuis qu’il est majeur, purgeant une peine jusqu’en 2020 au moins. Il doit répondre aujourd’hui d’une agression vis-à-vis d’un surveillant de prison et de menaces de viol et de mort à l’encontre du personnel pénitentiaire. Le prévenu était alors en quartier disciplinaire, dans la maison d’arrêt de Nice, pour avoir blessé son codétenu. Il aurait aussi dit, quelques jours après les faits : «Les frères Kouachi ont eu raison, ce sont mes frères.»
Le jour de l’altercation, M.B. refuse de remettre au personnel de l’administration un briquet qu’il a sur lui, tentant de le dissimuler dans le rectum. Il est maîtrisé par plusieurs agents et emmené dans sa cellule. Cela dégénère au moment de la fouille corporelle. Un surveillant prend des coups. À l’audience, le prévenu minimise l’incident : «J’aurais voulu vraiment, il serait mort. C’est Dieu qui donne la vie. Je suis pas Dieu, je suis pas prophète.» Il soutient que son codétenu l’avait auparavant «mis en sang», et annonce au Tribunal qu’il va mettre encore le feu en prison, «au matelas, partout», pas dupe de l’issue du procès : «Vous allez me remettre un an ou deux, allez-y, je vous en prie.» M.B. sera même sorti de la salle pendant le réquisitoire de la procureure, pour s’être exclamé : «Mets-moi 30 ans, je t’en prie.» Il a quand même pu mettre en lumière les conditions de sa détention et, serait-on tenté d’ajouter, le manque de réflexion politique et judiciaire sur la question : «Ils m’ont laissé à poil dans le cachot. J’ai mis le feu au matelas… La veille, j’ai inondé. Le lendemain j’ai pas eu d’eau. J’ai dormi la nuit sans eau, j’étais énervé, j’ai dit des paroles en l’air.» Il souligne les brimades subies : «Ils me prennent mon tabac, ils [veulent] pas me rendre mes affaires.» Quand le président revient sur les menaces de mort que M.B. a prononcées, celui-ci rappelle : «J’ai 25 affaires, j’ai que des affaires de vol, pas de viol. J’suis pas connu pour des faits de violence.» A-t-il fait l’apologie du terrorisme ? M.B. de réfuter : «Je suis pas un terroriste ou quoi que ce soit. J’sais même pas c’est qui les Kouachi.» Quant à sa violence alléguée, le prévenu la justifie une nouvelle fois par l’enfermement : «Je me mets des coups de couteau tout seul. La violence, elle est sortie quand j’ai commencé à faire de la prison. –Vous avez des projets ? demande le président. –Mon projet, vous savez ce que c’est, c’est de mettre la corde. Ils me l’enlèvent.» Un silence parcourt la salle.
Difficile, cependant, de ressentir longtemps de la compassion pour ce prévenu qui convoque Dieu sans cesse, en humble prédicateur, mais tint les propos suivants à l’encontre d’une surveillante pénitentiaire, propos opportunément rappelés par l’avocate de celle-ci: «Grosse pute, grosse salope, je vais m’occuper de toi… tu vas me sucer… je vais t’enculer et te violer, salope, mes couilles dans ton cul… je vais te retrouver et t’enterrer vivante, toi et ta famille.» On comprend que les surveillants n’attendent de la justice qu’une chose: que le détenu soit transféré dans une autre prison, quand bien même cela serait, pour le système judiciaire, une victoire à la Pyrrhus.

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Bon pied, mauvais œil

Les deux détenus sont poursuivis pour avoir commis en état d’ivresse, la veille de l’audience, des violences sur une victime hospitalisée et opérée dans la foulée, laquelle a perdu, au moins momentanément, la vision d’un œil. L’affaire sera renvoyée pour mettre en confrontation la victime et ses agresseurs. Il n’y aura donc pas de jugement sur le fond aujourd’hui, mais la présidente voudrait en savoir un peu plus sur le parcours judiciaire et les motivations des prévenus. M.F., 27 ans, grand et solide gaillard, cheveux courts, a deux mentions au casier pour conduite en état d’ivresse et vol en réunion. Il admet avoir des problèmes avec l’alcool, se dit prêt à suivre des soins. Il reconnait aussi «avoir donné des coups, mais pas les plus graves», et regrette son geste. M.B., 44 ans, barbu aux cheveux longs, au casier «beaucoup plus copieux» selon la magistrate, annonce d’emblée: «J’étais pas là, je n’ai rien fait.» M.B. vit dans un squat, la victime est son voisin de palier, lequel aurait été «toujours correct avec [lui]», précise le prévenu, avant d’ajouter: «Je n’ai pas porté de coups sur lui. On s’entend très bien. J’attends que le garçon soit là pour témoigner. –Je ne vais pas aller sur le fond, reprend la présidente, mais la victime, avant l’intervention chirurgicale, met en cause deux personnes.» Le travail des avocates consistera à minimiser le rôle de leur client dans l’affaire, à le démarquer de l’autre agresseur (pas aidées en cela par le fait que les prévenus portent exactement le même haut de survêtement). L’avocate de M.F. souligne d’ores et déjà que ce dernier ne vit pas dans un squat, et qu’il n’est pas connu pour des faits de violence, tandis que la défenseure de M.B. affirme le «rôle prépondérant dans l’agression qu[e M. F.] a pu avoir». Ce sera à qui balance le plus sur son codétenu, ligne de défense que l’on peut juger risquée : le chacun pour soi ne devrait guère éviter la condamnation pour tous.
«Sortez tous!», hurle le détenu suivant, M.T., 20 ans. «La vie de ma mère, sortez tous!». Il s’adresse à la présidente: «Ça fait deux jours, j’ai pas de cachets!… Moi je suis fou, je suis schizo, moi je suis pas comme vous! en geôle, il faut prendre les cachetons… –Ça y est?, demande la magistrate, qui tente de garder le contrôle des débats. –Ça y est.» Mais le détenu ne tient pas en place, il s’époumone: «Le docteur il m’a déclaré fou! et vous ne me donnez pas mes cachets! –Monsieur T… –Monsieur T. il est fatigué! Ça fait depuis ce matin que je suis en geôle. –On vous juge aujourd’hui ?», questionne la magistrate. «–Vous voulez me la jouer à l’envers? Si je ne suis pas jugé, vous allez me mettre en dépôt… Vous m’avez pas donné mes cachets, vous me mettez pour outrage! J’y vais pas en cellule! J’ai rien fait, j’avais deux barrettes de shit!». M.T. prend sa tante à témoin: «48 heures pour 15 grammes de shit, t’imagines? Ils m’ont mis cinq outrages pour me niquer!». La présidente évacue la salle. La tante du prévenu fait un malaise. Une dame de la famille prie le policier zélé de ne «quand même pas la traîner par le bras». Sortie de la salle, la tante a une crise de spasmophilie. «–Madame, vous vous calmez», enjoint un policier. «–Elle est diabétique», répond son accompagnatrice. «–Elle est diabétique?» interroge le policier en s’éloignant, avec l’air de celui à qui on ne la fait pas.

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Femmes à la barre

Une fois n’est pas coutume, ce sont des femmes qui sont à la barre. Aujourd’hui en France, les femmes ne représentent en effet que 3,5 % de la population carcérale, soit 2 758 femmes sur les 78 708 personnes écrouées 1. Ces chiffres ne doivent pas occulter la très grande vulnérabilité des femmes en prison, souvent jeunes, mères de famille (le père est rarement là pour s’occuper de l’enfant 2) et sans diplômes, venant de milieux défavorisés. Selon l’Observatoire International des Prisons, 20 % d’entre elles sont illettrées et 50 % ont un niveau d’instruction primaire 3. Elles purgent majoritairement de courtes peines, pour des délits non violents 4. L’audience de cet après-midi est la parfaite illustration de ces statistiques.
Les trois jeunes femmes sont poursuivies pour vol en réunion de gels douche et de paires de rideaux. 73 gels douche auraient été dérobés au Monoprix de la Place Garibaldi, et 5 paires de rideaux au Maxi Bazar de l’avenue de la République, pour un usage évidemment pas, ou pas seulement personnel. Deux d’entre elles remplissaient les sacs, tandis que la troisième faisait le guet. Interpellées par le vigile d’un établissement, les prévenues reconnaissent à l’unisson les vols, expriment leurs regrets à l’audience.
La première, Madame F., «niveau Brevet» des collèges, explique: «Les gels douche, j’en avais besoin et je les vends par lots.» Elle fut condamnée cinq fois pour les mêmes faits, jusqu’à dix-huit mois de prison. Mais la dernière condamnation remontait à plus de quatre ans. Elle dit: «–J’essaie de ne pas être incarcérée et éloignée de ma petite fille. –Vous travaillez actuellement? interroge la magistrate. –Non, j’ai jamais travaillé. –Le père de l’enfant lui paie une pension? –Non.» Et pour cause, le père n’a pas reconnu sa fille.
Madame M. n’a pas de casier. Elle soutient qu’elle n’a pas les moyens d’acheter de tels produits. Les rideaux? «C’était pour chez moi.» Elle est mère célibataire, ses trois enfants ont 8 ans, 5 ans, et 2 ans et demi. «–Vous travaillez?– Pour l’instant, le dernier il est petit…»
«Comme j’ai des enfants, j’arrivais pas à payer des gels douche», se justifie Madame T., troisième prévenue, qui élève seule ses trois enfants et vient d’être embauchée comme agent d’entretien. Même son de cloche pour les rideaux: «C’était pour chez moi. –Les quatre paires? demande la présidente, incrédule. –Oui.» Madame T., comme Madame F., a déjà été condamnée pour des faits similaires. Les deux femmes risquent de nouveau l’incarcération et, de fait, le placement de leurs enfants en institution ou en famille d’accueil.
Le total des vols s’élevait à 194,69 euros.
1) Statistiques mensuelles de la population détenue et écrouée, à jour du 28 mai 2015 : www.justice.gouv.fr.
2) D’après un rapport d’activité du Sénat de 2009 sur Les femmes dans les lieux de privation de liberté, «les détenues mères sont, la plupart du temps, célibataires, plus isolées que les autres, et ont souvent rompu les liens avec leur famille.»
3) www.oip.org/
4) Selon un rapport européen réalisé en 2001 sur les conditions de la détention, 89 % des détenues sont emprisonnées pour des délits non-violents, consécutifs à des contentieux familiaux et/ou économiques (vols, chèques sans provision, utilisation de fausses cartes de crédit, vente de stupéfiants…). Source: Prisons de femmes en Europe, prisons.de.femmes.free.fr

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La justice veille au grain

«–Vos copains sont à la 6ème chambre, en face, ici c’est la 7ème», me dit le policier. J’informe l’agent que c’est bien à l’audience de la 7ème chambre que je vais assister. «–Vous êtes tout seul?» insiste-t-il, dubitatif. Je serais curieux de voir à quoi ressemblent «mes» copains d’en face, mes collègues, comme disent les détenus.

J’arrive au moment où l’un deux, M. A., tente d’expliquer avec ses mots mâchonnés à demi-voix –magma de sons plaintifs–, avec son vocabulaire hyper restreint, pourquoi, en revenant de la promenade, il a donné un coup de tête à «[s]on collègue». Il pensait sortir en 2016, la magistrate lui annonce qu’il est détenu jusqu’en 2018 au moins. Puis elle lui demande: «–Vous n’avez pas d’avocat? –On m’a rien dit… Par rapport à la présence de l’avocat.» On vérifie que le détenu a bien reçu sa convocation. Sur celle-ci, M. A. a écrit qu’il souhaitait avoir un avocat. Reste que sa requête n’a pas été faite dans les formes. «–Vous savez qu’il y a des démarches à effectuer pour avoir un avocat commis d’office. Concrètement, qu’est-ce que vous avez fait? Qu’est-ce que vous avez rempli comme document?» mitraille la présidente. «–Je n’ai pas eu de document. –Pourquoi vous ne nous avez rien dit en début d’audience?… De toute façon, le dossier a été instruit et retenu», tranche-t-elle, avant de condamner M. A. à une peine d’emprisonnement et au paiement des frais de l’avocat… de la partie adverse.

«–Vous purgez plusieurs peines? –Ouais c’est ça.», répond le détenu suivant, qui a endommagé un véhicule de la société Orange et volé du matériel. «–Ce sont des faits que vous avez reconnus? –Ouais c’est ça.» L’avocat de la défense argue que son client, à la limite du discernement, «ne comprend rien à ce qui se passe ici si ce n’est peut-être qu’il a conscience que son sort est entre vos mains.» Il prendra trois mois ferme.

M. T., troisième détenu, fait le ménage en prison (nettoyage du sol, des douches, etc.) pour 150 euros par mois. Quand il apprend qu’il n’a pas purgé l’une de ses peines, il s’étonne: «Je pensais que mon casier était nettoyé.»

Vient enfin un prévenu sénégalais, M. M., poursuivi pour «rébellion». Vendeur à la sauvette, sa communauté l’informe de l’arrivée de policiers; M. M. remballe ses marchandises en urgence, replie le drap, prend la fuite. Une fonctionnaire de police lui barre le passage en vélo. Il la contourne. Elle tente de l’attraper à l’épaule. Il se débat comme il peut, freiné dans sa course. Un deuxième policier surgit alors et le menotte. Il n’y a eu aucun coup porté par le prévenu contre les agents, aucune rébellion au sens du code pénal, définie comme «le fait d’opposer une résistance violente à une personne dépositaire de l’autorité publique… ». Ce qu’on lui reproche, rappelle la présidente, c’est «de ne pas [s’]être laissé faire.» Et, ajoute l’avocat représentant les intérêts de la Mairie, de troubler «l’ordre public économique de notre cité», les vendeurs à la sauvette provoquant «la fuite d’un certain type de clientèle devant des magasins de luxe.» Il est vrai que M. M. vendait des chapeaux, lunettes, coques pour téléphones, sacoches, peluches mécaniques, colliers, bracelets, piles alcalines, sachets d’élastiques…: autant de biens placés sous scellés. La Justice veille au grain.

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Un zeste de pornographie

Quand la fillette de 11 ans, en CM2, a proposé une fellation à l’un de ses camarades et que celui-ci en a référé à son institutrice, le signalement a été fait sans délai, les autorités compétentes saisies, l’enquête sociale menée. Le père de la fillette, M. S., est aujourd’hui à la barre. Il lui est reproché d’avoir visionné des films pornographiques en présence de sa fille, d’avril à juin 2015.
La situation professionnelle et familiale du père n’a pourtant rien d’extraordinaire. Ouvrier polyvalent au casino de Monte-Carlo, il gagne bien sa vie ; divorcé d’avec sa femme, mère de l’enfant de 11 ans, il vit depuis cinq ans avec sa nouvelle compagne, certes pas toujours chez elle, puisqu’il est lui-même propriétaire d’un F3 où sa fille le rejoint un week-end sur deux et la moitié des vacances.
Quand son ex-femme atteste qu’il était un «consommateur assidu de vidéos pornos», qu’il en voyait «tous les week-ends», le prévenu répond: «pas plus qu’un autre». Quand sa fille l’a surpris la nuit en train de mater un film X, il «l’[a] engueulée», lui disant qu’elle «n’avait pas à se lever, à l’espionner». En général, il «essaie d’éviter [de regarder des films pornographiques] quand elle est là.» M. S. veut bien entendre qu’il n’a pas été très précautionneux, la chambre de sa fille donnant sur le salon où est situé l’écran de télévision, mais il ne comprend pas pourquoi celle-ci «se fait passer pour la victime». D’ailleurs, ne se souvient-il pas que dès l’âge de sept ans elle montrait sa culotte à ses petits camarades de classe?
La parole de l’enfant est accablante. Son père n’aurait pas été qu’imprudent: il lui aurait clairement demandé de regarder les films avec lui. Le président lit le témoignage de la fillette, faisant des pauses, espérant une explication du prévenu, lequel s’enferre dans ses dénégations de plus en plus grotesques devant la précision des faits relatés au psychologue: «On voit toutes les parties du corps (…). Je ne savais pas comment il fallait réagir. La première fois, ça m’a fait bizarre. Papa m’a dit de rester, en souriant. «Allez, viens S.» Il faisait des bruits: «Ah c’est bon, ça ! » (…) Ce jour-là, on en a regardé trois. Papa met le pouf entre nous deux. Il me dit qu’on va aller faire du vélo, mais on n’en fait pas. (…) Je suis revenue parce que je m’ennuyais toute seule. Il a mis du gel chauffant sur ses mains. » – « Que vous utilisez pour vous masturber ? s’interrompt le président. –Des fois, oui.» La fille décrit un «flacon triangulaire et bleu. –Il était pas caché, c’est sûr», admet le père. Le président reprend la lecture: «Le pouf, vu qu’il bougeait la main, ça tremble. J’essayais de ne pas regarder. (…) Ils font l’amour. C’est pas beau à voir. Pour lui, oui, pas pour moi. Une fois, il m’a demandé d’enlever le pouf.» M. S. se dit choqué, il ne voit pas «l’intérêt d’avoir fait tout le récit qu’elle a fait là. –Ce qu’elle dit a eu lieu, d’où l’absence d’intérêt dans ses propos», répondra le procureur. La fillette aurait-elle été manipulée? Selon le psychologue, elle s’est inquiétée des suites de son témoignage, verbalisant la crainte de ne plus voir son père. Elle ne le charge pas, ne l’accuse pas d’attouchements sexuels, par exemple. Quant à sa mère, elle culpabilise. Il n’y a pas de contexte procédurier entre les ex-époux. Juste une enfant qu’il faut maintenant protéger de son père.

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Violences commises par ou sur un agent de police

À peine arrivé à l’audience qu’instinctivement je plains (et cherche) la victime du prévenu, lequel, grand et corpulent, le nez camus et la barbe négligée, a une carrure de boxeur poids lourds. Il me faut quelques secondes pour réaliser que cet homme, jugé pour avoir frappé un chauffard, est un fonctionnaire de police.
La victime, M.R., fut interpellée en état d’ébriété après avoir grillé deux feux rouges et fait un doigt d’honneur aux policiers. Une fois sa voiture immobilisée, M.R. est sorti du véhicule, levant les bras. Le prévenu poursuit: «Je l’attrape et je le plaque contre le véhicule. C’est une action de base qu’on apprend à l’école de police». Selon le fonctionnaire, M.R. «se retourne, me met un coup de poing au visage». Sauf que, intervient la magistrate, «le coup que vous évoquez, on ne le voit pas du tout à la caméra». Ce qu’on voit, c’est que «lorsque vous le rejoignez, les bras sont déjà en l’air.» La suite est fulgurante: M.R. est attrapé «par la tête», le fonctionnaire lui assène «trois coups au visage», avant de le plaquer au sol. L’agent se défend: il a fallu «rapidement le maîtriser pour stabiliser la situation. C’est comme ça que ça marche. –On comprend difficilement pourquoi vous donnez des coups», insiste la présidente, d’autant que plusieurs collègues étaient présents lors de l’interpellation. Le policier, qui a déjà fait l’objet de sanctions disciplinaires pour ces violences, n’en démord pas: il n’était pas, contrairement aux magistrats, «assis dans [son] fauteuil. J’étais sur place, j’agissais». Il a onze années de police nationale derrière lui, la plupart effectuées en région parisienne, des dizaines de lettres de félicitations de sa hiérarchie; à l’entendre, tout allait bien jusqu’à sa prise de fonctions à Nice où il fut poursuivi deux fois pour des interpellations musclées. Il se plaint qu’ici il ne peut plus exercer son métier. Il est d’ailleurs en arrêt maladie depuis ces incidents, sous antidépresseurs; sa compagne l’a quitté, il est sans domicile fixe et annonce qu’il va démissionner de la fonction publique. C’est le type même du flic désabusé, nostalgique d’une époque où l’on pouvait, pense-t-il, corriger les voyous sans faire de chichi.
Dans l’affaire suivante, la problématique est inverse: des policiers se sont constitué parties civiles. Deux jeunes fonctionnaires, une femme et un homme, ont ainsi été chahutés par un individu, M.B. Ce dernier roulait en scooter sur le trottoir. Après avoir interpellé M.B., les policiers ont constaté que le scooter faisait l’objet d’une mesure d’immobilisation et décidé de mettre le véhicule en fourrière. Le ton est monté, on a tenté de menotter M.B., mais celui-ci s’est débattu, donnant des coups et blessant légèrement les policiers aux cuisses, genoux, poignets. Les agents n’ont pu le maîtriser qu’avec l’aide… d’un passant. «Bande de pédés, pouffiasse !», s’est alors exclamé M.B. «Sur la Mecque je vais te défoncer!», ajouta-t-il à l’adresse du jeune homme. Aujourd’hui, le prévenu reconnaît les faits. Il est en contrat d’apprentissage pour devenir carreleur et tient à faire amende honorable: «J’ai été un peu désobligeant avec les policiers».
Les deux prévenus seront pénalement sanctionnés, avec la circonstance aggravante que les violences ont été commises par ou sur une personne dépositaire de l’autorité publique.

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Délinquance et dépendance

En bas de l’échelle du deal, nous avons le guetteur: le cul vissé sur un siège et les yeux rivés sur l’unique accès au point de vente, il crie «Arah!» pour avertir, quand s’approchent des policiers, ses «collègues» trafiquants. Ça paie bien, comptez 100 euros la journée. Parfois, le dealeur tient la sacoche de drogue: ça paie plus, au moins le double. C’est en substance ce qui est reproché à M. B., aujourd’hui à l’audience, trouvé lors d’une descente de policiers à l’impasse des L. avec un sac plastique contenant 820 € en petites coupures et 665 grammes de résine de cannabis, soit l’équivalent de 6.650 € au cours actuel du marché, nous informe la présidente.
M.B., vingt ans, en état de récidive légale, est poursuivi pour avoir acquis, transporté et fait usage de stupéfiants. Qui lui a confié ce sac? «Je le connais pas, c’est juste des fois il me chope et il me confie des missions.» Le détenu se justifie: «J’avais pas le choix, j’ai pas envie qu’il s’en prenne à ma famille. Je vais pas parler beaucoup, j’ai peur des représailles. –Cette personne qui vous fait peur, intervient la présidente après avoir rappelé le montant important de la somme confisquée, elle vous fait aussi confiance. –On sait tous qui habite où», admet M. B., qui ajoute: «J’ai jamais été payé pour ça et rien du tout».
Le prévenu est un gros consommateur de cannabis. Lors de son interpellation, il a dit fumer vingt joints par jour, qui lui coûteraient journellement 40 €, soit une somme mensuelle de 1.200 €: plus qu’un SMIC… Il gagne 310 € par mois dans le cadre d’une formation de carreleur. Ce sont ses sœurs qui l’aident à financer sa consommation. Questionné sur son avenir professionnel, il répond, sibyllin: «Maçonnerie ou cuisine», puis lâche, un brin désabusé: «Dans les quartiers, c’est difficile». Est-ce parce que des collégiens assistent à l’audience ou en raison de son parcours personnel que la présidente perd son sang-froid?: «–On peut vivre dans une tour à l’Ariane, aux Moulins, et devenir magistrat! s’exclame-t-elle. On peut vivre rue de la Préfecture et devenir agrégé de lettres, alors l’histoire du quartier: non merci! Le tribunal ne peut plus entendre que dans les quartiers, c’est difficile!». La réplique du détenu fuse: «Vous parlez des 1%».
La jeune procureure joue trop bien son rôle de défenseure de la société: «On fait quoi devant la peur? Dites-nous qui vous fait peur, on fera une bonne enquête et ceux qui font peur, ils iront au trou pour un certain temps»; elle regrette que M. B. ait plus «peur du quartier que de la justice» et réclame quinze mois ferme. L’avocat de la défense ramène le débat à de plus justes proportions. Il souhaite qu’on écarte M. B. du quartier L., démontre que celui-ci a recherché activement un emploi, notant au passage que même «Quick a refusé de l’embaucher». Enfin il rappelle, à l’appui d’une demande d’obligation de soins pour son client –lequel vient de passer un mois en détention «sevré naturellement»– cette évidence que les magistrats semblent avoir quelque peu occultée: M.B. «est un toxico comme j’ai rarement pu le constater. C’est monstrueux!» C’est qu’avant d’être un délinquant, l’usager contrevenant à la législation sur les stupéfiants est une personne en souffrance. M. B. n’est que le symptôme de la frontière ténue entre la délinquance et la maladie, qu’aucun enfermement ne pourra résoudre.

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Boire ou cambrioler, il faut choisir

M.L., italien en détention provisoire, n’a pas d’interprète. «Il n’y a pas d’huissier aujourd’hui à notre audience?», demande la présidente. «Il faudrait passer un coup de fil [à l’interprète].» En attendant, on raccompagne le détenu dans sa geôle. Un autre prévenu prend place, entouré des policiers. Ah, l’interprète arrive. On rappelle M.L. L’audience peut enfin débuter.
L’histoire se déroule à Falicon. M.S., partie civile, part de son domicile à 15 heures. Quand il revient dans sa villa (implantée sur un jardin de 2.000 m2) à 18 heures, celle-ci a été cambriolée. Le portail –muni d’un digicode–, toujours fermé à l’arrivée des gendarmes, fut escaladé, l’effraction commise sur la porte-fenêtre du salon. L’intégralité de la maison a fait l’objet d’une fouille minutieuse. Le coffre-fort, retrouvé éventré dans le jardin, a été balancé par la fenêtre et vidé de ses bijoux –bagues, alliances, colliers, broches, bracelets–, ainsi que de 4.500 € en espèces, selon la partie civile. Cela ressemble à du travail de professionnel(s). Ou plutôt d’habitué(s): une cannette de coca-cola gisait dans le jardin, l’ADN a pu y être prélevé, correspondant à celui du prévenu, déjà condamné pour des faits de cambriolage en Autriche et en Suisse. Sa culpabilité ne fait aucun doute; ce qui est en jeu ici, c’est le quantum de la peine encourue, finalement fixée à 12 mois d’emprisonnement ferme, accompagnée d’une interdiction de circuler pendant cinq ans dans notre région cossue.
M.L. a été entendu à deux reprises. Il a d’abord reconnu sa participation aux faits incriminés, évoquant deux complices, lesquels lui auraient remis une somme de 120 € après le cambriolage. Puis il a soutenu, devant le même interprète, que l’argent lui avait été remis avant la commission de l’infraction: il aurait payé à boire à ces deux personnes, se retrouvant sans le sou pour regagner son domicile. «Pourquoi n’a-t-il pas utilisé les 120 € pour rentrer chez lui ?», interroge la présidente. Elle lui rappelle ses deux versions contradictoires, laissant supposer que les 120 € –si tant est que M.L. ait eu cette somme entre les mains– provenaient vraisemblablement du coffre. Le détenu s’en prend alors à… son interprète, lequel n’aurait pas bien traduit ses propos.
Toute la défense du prévenu repose sur ce fragile argument: il n’était qu’un simple spectateur, n’avait «aucune intention d’aller chez ce monsieur. –Ça ne le dérange pas d’entrer dans une propriété qui n’est pas la sienne?», questionne la magistrate. M.L. reste évasif, précise seulement qu’il était fortement alcoolisé. «Qu’est-ce qu’il se dit quand la porte-fenêtre est cassée? –[Que] quelque chose ne va pas», répond-il. «–Pourquoi est-ce qu’il reste? Il a vu le coffre-fort? –Oui, [mes amis] l’ont sorti, l’ont tapé avec un marteau».
La partie civile, quant à elle, a besoin qu’on l’écoute: «C’est bien dommage que des gens comme ça puissent faire ce qu’ils veulent. [Le prévenu] le prend en rigolant (pourtant j’observe que celui-ci fait encore les gros yeux à son interprète), m’enfin peu importe». M.S. ajoute que «[sa] femme pense toujours aux bijoux, qui étaient anciens. C’est pas une valeur marchande, c’est une valeur sentimentale», insiste-t-il. Non sans avoir invoqué un préjudice matériel à l’appui de sa demande, pour la somme non couverte par l’assurance.

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Le tarif local pour les étrangers

Il y a au moins une cinquantaine de personnes dans la salle bouillonnante, dont beaucoup de Roumains –famille, amis– venus soutenir les prévenus. J’ai toujours de l’appréhension quand je vois défiler les interprètes près du box des détenus, car je sais qu’à Nice la justice peut avoir la main leste en matière de répression de la délinquance étrangère. Ainsi du premier prévenu tunisien, M.S., arrêté à Nice avec 2,4 grammes de résine de cannabis, alors qu’il avait l’interdiction de séjourner dans les Alpes-Maritimes. Le procureur a requis six mois de prison ferme.
M.S., sorti de prison en janvier 2016, réside en Italie. S’il est venu à Nice, ce n’est pas pour profiter de la douceur de notre climat, mais pour voir son enfant de deux ans –qu’il a reconnu– placé en famille d’accueil. Il produit bien une convocation de l’assistante sociale (pour une visite prévue deux jours après l’interpellation), mais il aurait fallu qu’il demande au préalable le levé de l’interdiction de séjour. «Vous ne l’avez pas fait», tranche le président. Le prévenu insiste, brandit sa convocation. Cela ne convainc pas le procureur, lequel estime qu’il est «détestable de se servir de ses relations familiales devant le tribunal».
Ce sont ensuite quatre Roumains qui sont jugés pour avoir volé pour 10.000 € de matériel de chantier dans un container, à Saint-Paul de Vence. Ils sont interpellés dans leur voiture à Nice, à une heure du matin, les objets grossièrement camouflés par un drap. Le plus âgé des quatre reconnait être l’instigateur du vol, tentant de couvrir ses compagnons de route. «Ils vous ont aidé à transporter les outils dans la voiture?», demande le président. «Non, non», répond le prévenu, «ils sont restés dans la voiture, ils ne savaient pas mes intentions». Il dit qu’il ne voulait pas revendre les outils mais les utiliser pour sa société. Il ressort toutefois du procès-verbal que le prévenu est sans domicile fixe et qu’il n’a ni profession, ni ressources. «Je l’ai dit [que j’avais une société], on ne m’a pas cru», commente ce dernier.
Le magistrat égrène les condamnations antérieures du prévenu: dix mentions pour des vols commis en Roumanie. Le détenu tente une justification: «J’ai fait de la prison avant la Révolution et après la Révolution. Avant la Révolution, les policiers pouvaient entrer chez vous, vous tabasser et vous mettre directement en prison.» «C’est vrai», acquiesce mon voisin roumain en souriant.
Le deuxième codétenu, conducteur du véhicule, annonce d’emblée : «Nous, entre Roumains, on s’entraide», n’ayant pas conscience de fragiliser son dossier. «Comment vous connaissez-vous?», questionne le procureur. «–On vit tous au même endroit, au campement», répond le troisième prévenu, qui ajoute, à propos du meneur: «Lui, on ne le connait pas trop.» Tous disent travailler au noir dans le bâtiment, sauf le quatrième interrogé, inscrit à Pôle Emploi, qui «fait les poubelles».
Le préjudice est nul dans cette affaire, puisque le matériel a été immédiatement et intégralement restitué à l’entreprise. Le procureur n’hésite pourtant pas à invoquer une «concurrence déloyale» entre les sociétés de bâtiment, ironisant au passage sur le statut d’auto-entrepreneur de l’instigateur du vol qui «n’a pas de voiture». Il requiert pour celui-ci une peine d’un an d’emprisonnement. Je quitte le Palais, j’en ai assez entendu pour aujourd’hui.

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West side story sur la Prom

Il ne faut pas se fier aux visages poupins et à la mine confite des trois jeunes prévenus, nés entre 95 et 97: ces trois-là ont roué de coups M.A., le laissant pour mort sur la Promenade des Anglais, tandis qu’il gisait dans une mare de sang.
L’affaire commence par une altercation dans un restaurant. Interrogée comme témoin, une jeune femme raconte qu’elle était avec son compagnon et ses nièces de quatre et six ans quand son ex-petit ami, entouré de copains, l’a aperçue accompagnée, la traitant de «sale pute» et lui crachant «trois fois» au visage. La femme s’enfuit avec ses nièces, se précipite vers sa voiture. Elle ajoute que l’ancien copain «trainait derrière [sa] porte» depuis des mois, façon de dire qu’il n’avait pas accepté la rupture après cinq années de vie commune. Il l’aurait en outre menacée d’un couteau ce soir-là.
L’agresseur et ses acolytes finissent par quitter le restaurant. Mais le compagnon de la fille témoin ne veut pas en rester là. Il prévient ses amis –les prévenus jugés aujourd’hui pour violences en réunion– pour un triste remake du film West side story, avec de petites frappes écervelées au casting.
Ils sont trois à partir à la poursuite de l’agresseur. Filmés par une vidéosurveillance, on les voit longer la Promenade des Anglais, se diriger vers le Mac Do, repérer l’ex-petit ami et deux de ses amis alentour. Les justiciers font immédiatement demi-tour, fondent sur le petit groupe. L’homme recherché parvient à s’enfuir avec l’un de ses copains; le troisième, M.A., qui était selon le président «assis tout seul sur un plot de chantier», et n’était par ailleurs pas présent au restaurant au moment de l’altercation, n’aura pas cette chance. Les individus se précipitent sur leur proie et ne vont plus lâcher prise pendant cinq longues secondes d’une violence inouïe. Coups de poings, coups de pieds au visage. M.A. a eu 10 jours d’incapacité de travail. Les certificats médicaux font état de multiples fractures au nez, à la mâchoire. Il vient d’ailleurs d’être opéré du nez et sera bientôt opéré de la mâchoire. Il a failli perdre un œil. Le contraste avec la déposition de l’un des prévenus ne plaide pas en la faveur de ce dernier: «Il était au sol. Nous lui avons porté des coups. Mais pas méchants».
Le plus âgé des prévenus s’explique: «Je suis le plus gaillard des trois, je me suis porté volontaire, je me suis avancé le premier». –«Combien pesez-vous?» interroge le président. «– 96 kilos», répond le jeune homme. «–Et vous? demande le magistrat à M.A., présent à l’audience. –«55 kilos». Pour sa défense, le prévenu, qui a son baccalauréat et suit des études en soins infirmiers par correspondance, prétend qu’il y a eu «de l’affolement». Il évoque le fameux couteau de l’ex-petit ami que personne ni aucune caméra n’ont vu, concède être «étourdi de ce qui s’est passé», s’excuse auprès de M.A. et de sa famille.
La victime dit ne se souvenir de rien, ne souhaite pas se constituer partie civile. Le magistrat l’incite à demander des dommages et intérêts, une expertise, le sensibilisant sur le coût des opérations et des éventuelles séquelles, d’autant que M. A. ne travaille pas. Celui-ci refuse obstinément, peut-être par peur de représailles.
«Est-ce que vous vous rendez compte que vous auriez pu le tuer?» se tourne alors le président vers les détenus, silencieux derrière leurs visages poupins et leurs mines confites.

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Moins que zéro

C’est l’été, le Tribunal vit au rythme des comparutions immédiates, trois après-midi par semaine. Le public disséminé dans la salle, indolent, semble maintenu en éveil par la climatisation. Les avocats plaisantent entre eux. «Ils sont tous jeunes», remarque justement ma voisine. Devant moi, une dame interpelle l’avocate de son ami, lequel sera jugé plus tard: «–Qu’est-ce que je fais de ça? c’est à lui… C’est son coupe-ongles. –Vous ne pouvez pas entrer en contact. Pas ici. Vous le gardez, c’est pas grave.»
Viennent les prévenus: une jeune femme de trente ans, Mme P., son ancien compagnon, M.S., à peine plus âgé qu’elle, et l’ami de celui-ci, M.A., le plus âgé des trois et le plus lucide sur leur inextricable situation: poursuivis pour trafic de cocaïne, les deux hommes sont en outre en état de récidive légale.
Suite à une dénonciation anonyme, les policiers ont surveillé les allées et venues des futurs détenus. Lors de l’interpellation de Mme P. à son domicile, ils ont trouvé des bonbonnes de cocaïne, «ceux de la veille consommés avec mon ami», dit-elle. Directrice d’un hôtel, elle avoue prendre de la drogue depuis «5-6 ans». Depuis un an qu’elle vivait avec M.S., ils se partageaient «un gramme par jour». «–Elle venait d’où, la drogue? demande le président. –Je ne sais pas, je travaillais», répond la jeune femme. C’est M.A., le troisième prévenu, qui lui «donnait» la drogue. – «Madame en consommait beaucoup, il était généreux, M.A.», intervient le magistrat. Le prévenu assume: «Il y a des choses qu’on partage. Boire un verre tout seul à la maison, c’est pas agréable. On essaie de se débrouiller. Quand j’avais un peu d’argent, j’en achetais.» Il en revendait aussi, avec M.S. Il ressort en effet de l’instruction qu’en échange de sa dose, Mme P. mettait en relation des collègues de travail avec Mrs. A. et S. Elle soutient cependant n’avoir rien pris sur les transactions: «Je suis cocaïnomane, ce qui m’importait le plus, c’était ma dose, ma consommation».
M.A. admet être un «gros consommateur» de cocaïne et de shit. «Les quantités sont variables. Ça m’arrive de prendre 3-4 grammes dans la soirée… Pas tous les jours, sinon je serais mort.» Sans emploi, il vit de l’argent des restaurants qu’il a revendus. Dès sa sortie de prison, fin mai, pour des faits similaires, il monnayait 5 grammes par semaine. «J’ai remis le nez dedans, s’excuse-t-il. J’avais un petit bénéfice sur la vente qui me permettait de payer ma part… C’est vraiment du traficotage». Ses déplacements fréquents à Marseille pour se procurer du shit? «A Castellane, le shit est bon, pas comme à Nice. C’est comme aller chercher ses cigarettes en Italie.» Sa franchise tranche avec celle des autres prévenus: M. S., lui, ne comprend pas pourquoi cette «image de trafiquant» lui «colle à la peau». Il est filmé avec sa bonbonne de cocaïne qu’il remet contre du numéraire, un témoin décrit sa «petite balance électronique sur le lavabo de la salle de bains», Mme P. l’a vu «une ou deux fois faire la coupe dans la cuisine», placé sur écoute il demande à un client: «tu veux quoi, de la commerciale?… il y a de la 0,5 et de la 0,9», mais M.S. continue d’arborer son air candide; il n’a «rien fait» depuis sa dernière sortie de prison en 2014. Car, insiste-t-il: «Je vous le dis, je suis pour la vérité aujourd’hui. J’ai changé, Monsieur le juge.»

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Une stupéfiante stratégie de défense

En écoutant le premier prévenu de l’après-midi –interpellé en juillet, tout près du Palais de justice, avec de la cocaïne et des pilules d’ecstasy–, débiter son boniment aux magistrats, je me demande s’il a conscience de prendre ces derniers pour «ce que nous ne sommes pas: des imbéciles», dixit la procureure.
M.A., Tunisien qui faisait par ailleurs l’objet d’une interdiction de territoire en France, effectuait des allers-retours entre une boite de nuit et sa Mercedes, à 5 heures du matin, avec des sachets blancs. Plutôt que d’avouer son petit trafic –on retrouvera dans sa voiture 1 gramme de cocaïne et 26 pilules d’ecstasy, avec un peu de liquide– le prévenu parle de consommation strictement personnelle. Il soutient qu’il ne savait pas que l’ecstasy était interdite en France (comme en Tunisie du reste), et qu’il venait dans sa voiture pour «s’éponger», parce qu’il «avai[t] chaud». Sa Mercedes, achetée 18.500 euros à Berlin… en espèces, aurait été financée par les activités de ses deux magasins de prêt-à-porter en Tunisie: «Ça gagne bien», assure le prévenu. Il n’a pas le permis? Ce sont ses «amis qui conduisent». Interrogé enfin sur son interdiction de territoire, laquelle devait certes bientôt prendre fin, M.A. n’en dit pas grand-chose. Il croyait que «les trois ans étaient passés». Son avocat tente une justification: son client «pensait que l’interdiction comptait à partir du jour de son incarcération et non à partir du jour de son jugement».
Le deuxième prévenu, M.S., Marocain, vit depuis 10 ans en Italie. Il est interpellé fin juillet à la Turbie, en provenance de l’Espagne, avec 23,717 kg de résine de cannabis répartie en 19 sachets, trouvés sous le mécanisme des essuies glaces de sa voiture. Sous le siège du conducteur, quatre téléphones –le but étant qu’aucun des acteurs de la chaîne ne soit en contact direct avec les trafiquants–, également interceptés par la douane. Le casier judiciaire du prévenu est vierge, comme souvent dans ce genre de trafics. Une affaire tristement banale, avec une défense dans la déposition bien connue des autorités judiciaires: le prévenu «ne savait pas» qu’il transportait de la drogue.
À l’audience pourtant, sans doute conscient de la fragilité de son dossier, M. S. avoue tout. Sans affectation, il sensibilise les magistrats sur sa situation familiale, vivant sous le même toit que sa femme, son frère et son cousin; évoque son besoin d’argent pour compléter ses maigres revenus d’ouvrier agricole et de vendeur en porte-à-porte «de balais et de vêtements»; son déplacement à Malaga et ses multiples rencontres avec un intermédiaire dans un café dont il fournit le nom. Il raconte aussi le jour où il reçoit le signal du départ, les 350 euros qu’il a touchés pour les frais du voyage (péage, carburant notamment), et les 2.000 euros prévus à l’arrivée, à Gênes.
Bien qu’il n’ait aucune mention à son casier, M.S. encourt une peine de prison beaucoup plus élevée que le premier prévenu. Au final, s’il doit s’acquitter d’une lourde amende auprès des autorités douanières (le chanvre est évalué à 2.000 euros le kilo saisi), sa peine de prison –un an ferme– est plus clémente que celle de M.A., condamné à 18 mois de prison ferme et à une nouvelle interdiction de territoire pour trois ans.

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De mâle en pis

M.A. a porté plainte contre M.T. pour harcèlement téléphonique. Ce dernier est l’ex-compagnon de la fille de M.A., et le père de l’enfant de celle-ci, qui a accouché fin août, cependant que MM. A. et T. s’échangeaient tout l’été des SMS d’une rare violence et d’une grande vulgarité, qualifiés par une présidente diplomate de propos «peu aimables et menaçants». On comprend que M.A. souhaite protéger sa fille. Celle-ci semble toujours aimer M.T., mais elle a peur de lui. Le prévenu veut voir son fils. S’il aime Melle A., il est capable de lui écrire, après une séparation houleuse: «Je vais te trouver et t’enculer sale pute», précisant toutefois à l’audience: «C’était sur le coup des nerfs, Madame le juge ».
Suite à une ordonnance de protection notifiée en juin, M.T., crâne rasé, longiligne et solide gaillard de 27 ans, ancien pompier volontaire, n’a plus le droit d’approcher Melle A., ni aucun membre de sa famille. Il est pourtant vu en juillet en scooter, à la sortie du supermarché où Melle A. fait ses courses. Il s’approche d’elle, la saisit par le bras. Elle actionne le téléphone d’alerte «Grand danger», il s’éloigne. Une autre fois il est filmé, toujours en scooter, en train de suivre la voiture de son ex-compagne. En détention provisoire, il continue de lui écrire et – alors qu’il n’est pas censé avoir de téléphone– de les harceler, elle et M.A., parfois plusieurs dizaines de fois par jour. Interrogé sur l’ordonnance de protection, M. T. répond qu’il a fait appel de cette mesure et qu’il «savai[t] pas que ça s’annulait pas», autrement dit, il pensait que l’appel était suspensif.
«–Comment vous voyez l’avenir?», lui demande la présidente. «–Tout dépend s’il continue l’acharnement ou pas», répond M.T. «Il», c’est le père de son ex-compagne, agent de sécurité à la carrure de rugbyman, qui ne se laisse pas intimider par le prévenu et qui n’est pas en reste dans les provocations, du type: «Viens me chercher si t’es un homme». M.T. se plaint ainsi de recevoir constamment des menaces et insultes de M. A., demande «un complément d’enquête»; il n’exprime aucun remords, ne se remet nullement en question, se dit la victime dans cette affaire, parce qu’il «suffit de claquer des doigts pour me mettre en prison». Il est vrai que son casier comporte 18 mentions pour vols, recel de vols, extorsion par violence, conduite sans permis, etc. Le prévenu ajoute, sur fond de rivalité masculine: «Elle a peur de son père. Une fois elle a couru en chaussettes jusqu’au commissariat… Oh, Madame le juge!»
La principale intéressée, d’une grande vulnérabilité psychologique –elle a fait plusieurs tentatives de suicide avant même de connaître M.T.–, n’est pas là. Il semble néanmoins que les ex-amants continuent de s’appeler tous les jours. C’est elle qui a annoncé au prévenu la naissance de leur fils. L’avocate de la défense rappelle par ailleurs que l’ordonnance de protection a été prise alors que son client n’avait pas d’avocat et soutient que M.T. n’a jamais exercé de violence physique à l’encontre de Melle A.
Le harcèlement est caractérisé, les violences de M. T. à l’encontre de Melle A et de son père jugées sérieuses, la peine de prison requise contre le prévenu, qui s’emporte: «Je suis le père de famille. Qu’on m’empêche pas de voir le petit. Me mettre en prison, ça va faire quoi ? A la base, il est voulu ce petit!»

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Entre chiens et chats

Pas moins de sept personnes sont poursuivies pour dénonciation calomnieuse. Leur profil détonne: ce sont des femmes, cadres ou retraitées, sans casier, qui défilent à la barre. Elles travaillent bénévolement pour une association reconnue d’utilité publique de défense des animaux, chiens et chats. Elles sont jugées pour avoir demandé, en tant que membres du Conseil d’Administration, dans une lettre adressée au président de l’association, le licenciement de M.P., gardien du refuge. Ce dernier les aurait insultées, harcelées, menacées de mort. Elles reprochent également à celui-ci d’avoir volé des biens de l’association, en l’occurrence des croquettes pour chiens.
M.P., soutenu par le président de l’association, estime que cette lettre vaut dénonciation calomnieuse. Son avocat s’en tient ainsi au seul énoncé de ladite lettre, agaçant la magistrate qui lui rappelle que son client doit, pour que l’infraction de dénonciation calomnieuse soit constituée, rapporter la double preuve que les faits sont inexacts et que les prévenues avaient conscience que ces faits étaient inexacts.
Le président de l’association, M.V, intervient comme témoin de M.P. Maître chien au sein des sapeurs pompiers, président d’un club canin, possédant lui-même sept chiens à la maison, il explique qu’il a totalement confiance en son salarié, et que le recrutement de celui-ci, il y a quelques années, avait déjà été contesté par son Conseil d’Administration: «Lorsque j’ai embauché M.P., il était sorti de prison. J’estime que chacun a droit à une seconde chance.» M.V. ajoute que les conditions sont difficiles dans le refuge, poste isolé où il fait chaud l’été et froid l’hiver, et où vivent quarante chiens et une centaine de chats. Il détaille le fonctionnement de l’association, son budget: on apprend que les amis des animaux savent se montrer généreux, allant parfois jusqu’à léguer leurs biens. M.V. annonce ainsi, sereinement, qu’un million d’euros transite aujourd’hui sur le compte de l’association. Interrogé sur l’accusation de vol des croquettes, il balaye l’argument: la trésorière se serait trompée dans les commandes.
C’est un tout autre son de cloche que l’on entend de la bouche des prévenues. Elles maintiennent que des milliers de kilos de croquettes ont été détournées. Cherchant à se renseigner auprès de M.P, seul salarié du refuge, elles rapportent les insultes dont elles ont alors fait l’objet: «Connasses. KGB.» Les menaces sont aussi précisées: «Si vous montez, je vous mets dans le ravin», ou: «Vous passerez pas le portail.» Quand le président a demandé au Conseil d’Administration: «Qui sait qui veut la tête de M.P.?», et que sept personnes ont levé la main sur les douze présentes, M.P aurait rétorqué: «Je vais vous fracasser.» Plus le dossier est creusé, plus on s’aperçoit que le salarié est, au mieux, un homme fruste, et qu’il a choisi pour se défendre des accusations de ces femmes –récemment révoquées du Conseil d’Administration– d’attaquer en premier, via l’infraction de dénonciation calomnieuse. Personne n’est dupe cependant, et certainement pas le tribunal qui relaxera les prévenues. Le plus troublant dans cette affaire, c’est le soutien inconditionnel du président vis-à-vis de son salarié.
Il est à parier que les prévenues n’en resteront pas là, et que d’autres procédures pénales permettront de faire toute la lumière sur la disparition des croquettes…

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