Le livre de l’oubli

de Bernard Noël

“L’oubli est notre pays natal"
Par Alain Freixe

Le livre de l’oubli dont on avait pu lire des fragments dans le N°981-982 de la revue Europe de Janvier/février 2011 vient de paraître aux éditions P.O.L. Cet ensemble de notes écrites en 1979 fait long feu d’une affirmation que l’on va répétant qui voudrait que la poésie soit fille de mémoire sans que jamais l’on ne s’interroge sur ce qu’il en est de ce qui pourrait bien n’être qu’un sépulcre.
Il y a quelque chose de revigorant dans ce livre aux fusées aussi vives qu’éclairantes. Quelque chose du côté de la vie dans ce qu’elle a de moins recraché. Quelque chose qui arrache l’écriture à tous les enregistrements, toutes les reproductions imaginables pour la jeter du côté de « l’invention au sens archéologique du terme, c’est-à-dire de découverte. »
Le livre de l’oubli y insiste, il y a dès qu’il y a écriture, mise en route. Dès les premiers pas, la question du terreau sur lequel lève l’écriture se pose. Quel est ce sol où se trouve jeté celui qui écrit ?
Lisant ce livre de Bernard Noël me revenait moins L’attente, l’oubli de Maurice Blanchot que le passage célèbre des Cahiers de Malte Laurids Brigge où Rilke  fait dire à Malte que les vers ne sont pas des sentiments mais des expériences. On se souvient que Rilke insistait sur le fait que ce n’était pas encore assez d’avoir des souvenirs mais qu’il fallait surtout savoir les oublier ! Savoir les porter en terre d’oubli et qu’ils y perdent jusqu’à leur nom, ajoutait-il, afin qu’ils “deviennent en nous sang, regard, geste".
C’est alors qu’ étincelait le beau paradoxe que lançait Bernard Noël: “l’oubli est notre pays natal."
Oui, ce que nous appelons mémoire est bien du côté du savoir, du côté de l’espace, un beau palais du genre “nécropole où reposent le déjà vu, le déjà pensé, le déjà vécu". Avec l’oubli commence le temps, s’ouvre le labyrinthe des pièces disjointes, les lignes brisées d’un dédale où descendre. Là brille un autre soleil, “celui d’en bas. Le soleil d’en dessous" écrit Bernard Noël. C’est dans cette terre-là que l’écriture fouille. Là est son chantier. C’est là qu’elle invente chemins et lieux tels qu’ “apparaisse là ce qui n’a jamais existé ailleurs et n’existera jamais autrement."
“Rentrer dans l’oublié", c’est affronter l’inconnu, cela qui en nous est “lié au plus vif". De l’oubli, Bernard Noël écrit qu’ “il est la vie même". La vie et son désordre. Cela qui ramené au jour et même dérobé, confisqué par sa trop grande lumière, vient déranger ce monde où l’on sait, croit savoir, fait semblant de savoir. Notre monde ! Monde où “le pouvoir est assuré du présent". Du temps sur lequel il règne en propriétaire, en contrôleur qui à le tourner toujours vers l’avenir, ne le tourne jamais que vers la mort.
C’est bien ce qui nous bouleverse dans la lecture de ces textes où “l’écriture est l’expérience de l’oubli". On y rencontre des mots  qui “sont un regard / ils sortent du noir en cherchant des yeux / ils voudraient voir ce qu’ils disent". On y entend battre de l’humain en formation. Il y a là des “(textes) qui ne sont pas dans les mots, bien qu’il n’y ait pas de texte sans mots". Ce sont les textes que nous aimons. Ils ont toujours un ton. Il ne trompe jamais. Il est celui d’une “écriture poétique" qui nous “mène au plus loin, vers un là-bas qui est aussi ce qui vient".

Alain Freixe

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