Gaston Puel, tel qu’en sa source

par Alain Freixe

(…) Les yeux de l’amour s’ouvrent sur un grand vide où tout est lumière, c’est-à-dire Nature en son insécable totalité. Chaque mot qui nomme est une plaie qu’on lui infloge, un trou qui la disgracie ; l’amour ne parle pas avec des mots qui séparent, il invente ceux qui rayonnent, qui renvoient à la lumière sans âge de la vie. 
Gaston Puel, L’Évangile du Très-Bas, éd. Solaire, 1982

On ne va pas s’amuser à relever dans l’œuvre de Gaston Puel les traces que ce « grand livreur » de Joë Bousquet a pu laisser. À les suivre on y perdrait sa passée. On va juste tenter d’entendre l’aveu même de Gaston Puel qui dans le numéro spécial de la revue Loess de septembre 1984, consacré à Joë Bousquet, évoquait à son propos l’idée d’une provision de bouche qu’il (lui) donna et demeure.
De quoi fit-il donc « provision » ? Qu’en est-il de l’influence de Joë Bousquet sur Gaston Puel ?
Dès le 11 mars 1947, dans une de ses lettres publiée dans le livre Correspondance chez Gallimard, Joë Bousquet réglait la question ainsi : Mon influence sur vous n’aura été qu’une impulsion. À vous de montrer que votre source est en vous ; et de la produire, de vous attacher à en faire jaillir tout ce que je n’aurais pas su mettre à jour. Telle fut « l’influence », non de l’ordre de ces petites touches qui habillent – vêtement d’Arlequin ! – un fantôme mais bien « l’impulsion », le coup de bêche porté à l’ endroit juste et décisif qu’en bon sourcier
Joë Bousquet avait su reconnaître, marquant ce à partir de quoi un flux, une fluence est possible, rien moins que celle d’une vie à faire au lieu de la subir !
La voix, le compagnonnage, l’œuvre de
Joë Bousquet, sa « parole fluviale », où, selon ses mots, « s’élaborent les reflets de parole, où se recentre l’identité de l’être dans la fluidité irréelle du réel », parce qu’elle aborda en lui un homme du même sang, lui ouvrit les voies de la réintégration, chemins où habiter sa vie revient à la créer, sentiers où le vent chante si haut qu’il « remet l’espace et la lumière dans le sang », donnant voix à celui que nous sommes sans le savoir et dont la poésie, selon Joë Bousquet, est la langue naturelle.
Cette voix, j’aime à l’appeler « voix de midi ». C’est elle qui dit qu’ « être, pour l’homme d’Oc,(..) c’est communier à l’existence entière » , que « la fonction être se prolonge par la fonction créer », qu’on « ne crée qu’en se créant soi-même », que « la vérité (…) parle la langue de quelqu’un qu’il nous faut devenir ». Elle dit que par-delà le poète, par-delà la poésie, il y a un “être de poésie", vie et oeuvre mêlées, esthétique et éthique ne faisant qu’un. Ainsi
Gaston Puel pourra écrire : " La poésie n’ajoute rien parmi les ombres / son battement excède tout / Je ne suis rien / Elle m’invente".
Si
Gaston Puel hérita, ce n’est donc pas dans la pâleur gestionnaire des dires d’un “grand homme", mais dans un retournement et un arrachement de l’âme qui, découvrant l’homme comme il est, le franchit ne le voyant plus dès lors qu’à l’horizon de ses actes.
Si cette “Voix de Midi" est ce qui donne ce feu si particulier aux poèmes de
Gaston Puel, c’est dans L’Evangile du Très-Bas que la bonne nouvelle qu’apporte cette voix retrouve, comme en amont de ses eaux, sa source. Cet écrit du diable, ce “prête-nom du mal de tous les hommes" que contresigne Gaston Puel, s’adresse aux “précipités" que nous sommes et dont tout le malheur est de vouloir persévérer dans leur être. Nourrissant notre fausse réalité d’habitudes, de peurs masquées, d’illusions, de néant, nous nous jetons dans les bras de la mort où se trouve déjà notre identité, ce “je soussigné d’un pseudonyme". Quand nous nous contentons de recevoir notre vie, quand nous nous contentons de la penser, frileux dans l’entretien de ce qui n’a jamais été autre chose que cendres, nous contribuons à faire que l’homme ne soit plus qu’un lieu clos et désert, image de notre bannissement : château de Kafka, dit Gaston Puel. C’est cela que dénonce Ie diable, ce “contre-feu" en sa cinquième parole : “aveuglés par la raison vous vous enchaînez aux maillons de l’obscur."
Ombres, nous préférons penser que nous avons fait le mal et non pas croire que c’est le mal qui nous a faits. Ainsi décrétons-nous le monde mauvais sans voir qu’il n’est que l’image de notre épouvante. Or, justement, la bonne nouvelle qu’annonce l’Evangile du Très-Bas, c’est que l’homme n’est pas la victime de la chute mais tout simplement son signe. Notons comme on est loin, en cette hérésie intellectuelle, où à travers Bousquet et Simone Weil, l’on retrouve quelque chose de ce XIIème siècle languedocien qu’ils considéraient comme la véritable Renaissance, de la métaphysique traditionnelle pour qui la chute est de l’homme et non de l’être. Ici, l’être ne se définit plus que par son pouvoir illimité de créer. Comme c’est là sa vocation, il lui était nécessaire de sortir du tout indifférencié, de se nier lui-même en tant qu’unité, pour poser la création, cet autre de lui-même, comme sa cause. En un raccourci saisissant – “Passer de un à deux est le commencement de la chute" –
Gaston Puel fait de la chute la création elle-même en acte. Dans la chute, les formes expulsées, ces “milliards de morceaux taillés à la hache, au hasard" lors de “l’explosion originelle" entament une sorte de processus de minéralisation. Ils se chargent d’épaisseur matérielle, signe de la distance qui sépare la création de son origine. Tel est le monde, création abandonnée de Dieu, “pleine du vide de Dieu". Toutefois, Gaston Puel, dans L’Evangile du Très-Bas, prend soin de rappeler l’enseignement du Zohar, selon lequel chacun des fragments, résultant du retirement de Dieu, “contient une étincelle de la lumière divine". C’est qu’en effet, dans la chute, c’est toute l’unité qui se trouve projetée hors d’elle-même, c’est elle qui tombe avec et dans ses créatures. C’est pour cela que Gaston Puel peut écrire que “toutes choses, toutes formes, enserrent un noyau de nuit où gît le germe d’un désir qui est un soleil", c’est aussi pour cela que je rappellerai un mot de Bousquet que Gaston Puel aime citer : “L’homme n’est pas un fragment du Tout mais le Tout, un peu", c’est enfin pour cela que chaque homme peut devenir celui qui, selon la très belle expression de Rilke, “peut tenir cette chute dans ses mains".