Dialogue entre Bernard Noël et Bruno Roy

À propos des éditions Fata Morgana

Extrait de l'anthologie Fata Morgana 1966/1976, (Coll. 10/18 1976)

Bernard Noël: Bruno, autant commencer par le commencement… Il y a des gens qui croient à l’association de deux personnes aux noms bizarres, d’autres qui préfèrent entendre dans Fata Morgana une espèce de mise au pluriel du destin et de la fée… Ce qui importe, c’est sans doute qu’on ne choisit pas au hasard un nom pareil; veux-tu t’en expliquer?

Bruno Roy: «Les Fata Morgana sont un phénomène extrêmement instable, et qui ne dure, en général, que quelques minutes.» C’est dans La Nature, en 1897. J’aime beaucoup cette définition. Mais bien sûr, pour un dixième anniversaire…
Fata Morgana renvoie explicitement à la fée Morgane, au nom d’un mirage qui apparaît parfois sur les lacs et dans le détroit de Messine, et au poème de Breton. Mais pour moi, sans que je puisse bien l’expliquer, c’est un nom plein de connotations. J’y vois la Méditerranée, la fugacité, le destin, le surréalisme, le rêve…

BN: Tu sais que je suis toujours intrigué par le rapport des gens à leur nom dans la mesure où la mise en public d’un nom produit un décalage: on est celui qui signe et l’on est aussi un autre, car celui qui signe se fixe dans sa signature, alors que «l’autre», le vivant, ne cesse de glisser hors de sa signature, de lui échapper. Il y a maintenant dix ans que tu es et que tu n’es pas «Fata Morgana», comment vis-tu cela aujourd’hui?

BR : Comment répondre à une telle question? Comment débrouiller ce lassis, expliciter jusqu’à quel point je me confonds avec Fata Morgana? Ce que je peux te dire, c’est que, dix ans après, je ne me sens toujours pas éditeur. Je fais des livres, ils s’accumulent, tissent entre eux des liens qui sans doute créent quelque chose, un lieu. Mais je n’ai pas ce projet, cette ambition qui me semble définir l’éditeur.
Pour moi, faire des livres est un «art mineur», mixte de travail manuel et intellectuel, de création et d’exécution que je vois assez proche de la cuisine, de la poterie. Mais dans certaines civilisations, la cuisine est un cérémonial, et la poterie, au Japon, le premier des arts majeurs…
Faire des livres, c’est une expérience sans cesse renouvelée. Il y a sept ou huit ans, je me disais: «dans deux ou trois ans, je saurai»; maintenant, après dix ans à tâtonner, je vois bien que je ne saurai jamais. Heureusement, car alors j’arrêterais!

BN : Au fond, je ne t’ai posé la question précédente que pour en arriver, peut-être en la contrant d’avance, à celle-ci: Fata Morgana, c’est déjà une histoire, et elle sous-tend notre propre relation, même si notre relation se tient aussi ailleurs, alors plutôt que de faire comme si nous pouvions contourner cette histoire, ou nous tenir en marge ou en avant, n’est-il pas préférable que tu la racontes?

BR: Cette histoire, le catalogue en donne la chronique publique. Pour le reste, je serais tenté de te dire, comme me l’écrivit Blanchot: «Il y a le livre, et puis rien». Comme tu ne t’en contenteras pas, je vais essayer de donner les principaux jalons:
À l’automne 1966, avec quelques amis, nous fondons l’association sans but lucratif Fata Morgana, dans une optique assez post-surréaliste, et publions un premier livre: Monsieur Morphée empoisonneur public, de Roger Gilbert-Lecomte.
Il avait été précédé, dix-huit mois auparavant, par une plaquette de Benjamin Péret, mais dont un ami, Jean-Paul Guibbert, avait fait la maquette et la mise en page. J’étais d’une telle ignorance technique, que Monsieur Morphée m’apparaît maintenant comme une sorte de résumé de toutes les erreurs à éviter.
En 1967 pourtant, Roger Caillois et Max Ernst, puis André Pieyre de Mandiargues, André Masson, Jacques Hérold, entre autres, acceptent de travailler avec nous. C’est aussi l’année où je t’ai rencontré, sous le signe du Grand Jeu.
Le bouillonnement de 1968 est l’occasion de connaître Matta, Alechinsky, Butor, Dufour, Ipousteguy, Maurice et Denis Roche, Guyotat… avec qui nous faisons les Insolations et des affiches.
Au printemps 1969, un «événement» tout personnel, mon mariage, ne sera pas sans conséquences: Marijo va doter les couvertures de couleurs vives, intervenir dans les maquettes et participer activement au choix des textes.
Fin 1971, Claude Féraud, le seul des premiers associés qui partageait encore le travail avec moi se retire, me laissant seul. J’hésite un peu à tout arrêter, mais au fond ce défi m’excite et je me lance dans des livres plus gros, plus difficiles, plus nombreux. Je fais aussi une place plus grande aux essais, avec la collection «Scholies».
En juillet 1972 à Parme, la découverte de Bodoni dont je n’avais avant qu’une connaissance superficielle fut un choc extraordinaire; une vraie révélation. Jusque-là pour moi, la typographie, c’était GLM, les caractères elzéviriens. Là je découvrais autre chose, qui d’un coup me faisait voir d’un autre œil la typographie romantique, Pichon, Jonquières, Vox, Haumont, dont j’avais fait peu de cas jusque-là. C’est ainsi qu’est née la collection «Douze».
En janvier 1973, l’exposition au CNAC des livres de Pierre Lecuire fut un choc tout différent: devant cette œuvre de mystique plus encore que de typographe, j’ai compris que la quantité n’est rien, que je me noyais dans le nombre, que je n’approcherais jamais par cette voie de la connaissance. Aussi je mis en chantier des livres beaucoup plus ambitieux, exigeant un tout autre travail: Espace déluté avec Pierre Tal Coat et Torreilles, Par la voie des Rythmes avec Michaux, Le Rêve de l’Ammonite avec Alechinsky et Butor, À travers la durée avec Ubac et Schneider, Ça suit son cours avec Tapiès et Jabès.
Ces livres, et quelques autres, m’ont occupé pendant trois ans.
Parallèlement, à partir de 1974, la constante dégradation de la «grande édition» m’a amené à prendre en charge de plus gros livres, 150 ou 200 pages, non illustrés.
Voilà où j’en suis aujourd’hui: ce bilan que les circonstances me font faire m’amène à désirer un peu de recul. L’année prochaine, je ne pense pas faire beaucoup de livres, j’en ai trop fait, mais essayer d’approfondir mon travail, en maîtrisant davantage les matières qui entrent en jeu.

BN: Tu as souvent choisi des textes déjà faits d’écrivains connus, des textes qui n’avaient paru qu’en revue, et il arrive qu’on te le reproche. Il faudrait peut-être que tu dises quel est le sens pour toi de ces republications, et aussi quelle est la part du goût et de la nécessité dans le fait que le catalogue de Fata Morgana compte plus de noms célèbres que de découvertes?

BR: Je ne crois pas que ce reproche soit fondé. Il y a beaucoup de noms encore discrets dans le catalogue. D’abord, sur cent titres, il y a tout de même onze premiers livres, dont parfois les auteurs n’avaient pas même publié en revue. C’est une proportion honorable, je crois. Seulement, ces livres-là, personne ne les remarque, les critiques n’en disent rien, les libraires ne les commandent pas.
Ensuite, il y a ceux qui sont devenus célèbres après: pour ne prendre paradoxalement comme exemple que des morts, qui en 1966 s’intéressait à Gilbert-Lecomte, ou en 1967 à Ségalen? Pas grand monde, tu le sais. Enfin, il y a tous ceux qui sont connus et admirés du petit groupe de personnes que nous fréquentons, mais bien peu au-delà.
Cela dit, c’est vrai que mon propos n’est pas d’abord de découvrir, mais de publier ce que j’aime. Et j’avais dès le début le désir de travailler un jour avec quelques auteurs qui sont pour moi les «contemporains capitaux». Pour cinq ou six d’entre eux, j’ai eu en effet ce plaisir. Il y en a encore trois ou quatre que je n’ai pas publiés, mais je ne désespère pas.
Je crois d’ailleurs que cela n’est pas inutile. Non seulement cela donne à l’ensemble de ce que je publie un certain ton qui situe les textes nouveaux dans un contexte, mais des textes perdus dans de vieilles revues ont été lus autrement, parfois même par leur auteur.

BN: On ne peut pas dire que tes peintres soient généralement des inconnus; quelle est la place et la fonction de l’illustration dans ton travail? Et aussi quelle est la part du collectionneur et celle de l’éditeur?

BR: Là encore c’est faux. Des cinquante peintres environ avec qui j’ai travaillé, quinze n’avaient jamais fait de livres. Et aux autres j’ai souvent demandé de faire un travail différent: essayer de nouvelles techniques, d’autres formats…
Mais là non plus je ne cherche pas d’abord à découvrir. Le concept militaire d’avant-garde m’est tout à fait incompréhensible. Ce qui m’importe, c’est la rencontre entre un texte et un peintre. Le plus souvent, c’est le texte qui vient d’abord, mais pas toujours; il est aussi arrivé que le départ d’un livre soit une suite de gravures; ou le désir d’un peintre et d’un écrivain de travailler ensemble. Quoi qu’il en soit, c’est dans l’authenticité, la profondeur de cette rencontre que se joue le livre: s’il n’y a pas fusion, si les deux démarches restent parallèles, c’est l’échec.
Un point tout de même: ce genre de livres coûte si cher, est d’une vente si aléatoire, qu’on ne peut sans inconscience s’y risquer trop souvent avec un peintre inconnu. J’en ai fait plusieurs fois la ruineuse expérience.

BN : Pour en finir et résumer, comment choisis-tu les textes que tu publies?

BR: De manière strictement subjective: ce qu’à un certain moment j’ai envie d’éditer.
Tu sais, la moindre plaquette représente des semaines d’un travail que je serai seul à faire. Il faut donc que j’aie envie d’y travailler.
Le seul lien que je vois nettement entre les livres que j’ai faits, c’est moi. Mais je crois qu’il y a tout de même quelques points communs «objectifs»: pas de romans, pas de «messages», pas de «documents», mais des textes souvent brefs, denses, inclassables, aux confins du poème, de l’essai, du récit, où les auteurs «se compromettent»: ce que les bibliothécaires, perplexes, rangent sous la cote «littérature»: par antiphrase?

BN: Pourrait-on dire que ce que tu publies constitue peu à peu ta bibliothèque «idéale», ou bien la part des circonstances fait-elle qu’il t’arrive de regretter telle ou telle publication?

Non, le catalogue de Fata Morgana ne constitue pas du tout ma bibliothèque «idéale».
Il y a d’abord les livres qu’aujourd’hui je ne publierais plus, qui correspondent à des moments que je juge sans indulgence après coup. Mais ça n’est pas l’essentiel, et somme toute, il y en a assez peu.
Mais il y a surtout tout ce qui manque:
• ces «contemporains capitaux» que je n’ai pas (encore?) pu publier. Tu tiens à des noms? En tout cas Cioran, Barthes, Yourcenar, Gracq, Roud; il y en a d’autres;
• tous les textes qui ne correspondent pas au travail que je fais : ces romans, ces essais, ces traductions, ces gros volumes qui pour toutes sortes de raisons ne peuvent être publiés qu’ailleurs, et qui me sont, en tant que lecteur, indispensables;
• enfin, tout ce que je suis venu trop tard pour éditer : Gide, Proust, Larbaud, Cingria, Breton… pour nous en tenir au XXe siècle français, et dont je me sens plus proche souvent que de nombre de «vivants».
Mais pour les deux tiers au moins, j’accepte d’être identifié avec ce que j’ai édité.

BN: Comment fonctionne pratiquement Fata Morgana? J’aimerais que tu décrives tout ce que tu assumes, du choix du texte à son expédition au libraire…

BR: D’abord, comme je l’ai dit, Fata Morgana est une association sans but lucratif, régie par la loi de 1901. Loi trop douce d’ailleurs; aussi me suis-je fixé des règles un peu plus strictes: non seulement pas de bénéfices, mais pas non plus de personnel. Même pas moi: comme tu sais je suis fonctionnaire. Je crois ce garde-fou salutaire. Regarde, à un autre niveau, combien d’éditeurs ont su garder une dimension humaine: dans sa génération je ne vois que Jérôme Lindon, dont je trouve la rigueur exemplaire.
Alors le fonctionnement est simple: ce qu’il y a à faire, je le fais: choix du texte, maquette, mise en page, tirage (je suis toujours présent à l’imprimerie tout le temps que dure le tirage d’un livre: outre la nécessité de corriger les tierces, de veiller à la qualité du travail, cela me permet jusqu’au tout dernier moment de corriger la mise en page), souvent pliage et assemblage. Et puis tout l’autre côté: rédaction et envoi des bulletins d’annonce, factures, comptabilité, colis. Cette dernière partie du travail, la moins exaltante, représente près de la moitié du temps passé.
C’est lourd, trop lourd. Mais il est bon de participer à toutes les étapes d’un travail, de ne pas séparer la «création» de l’«exécution».
Si les grands éditeurs faisaient eux-mêmes les colis, ils publieraient moins de livres inutiles!

BN: Tu viens d’expliquer en quoi consiste ton travail, de la lecture à l’objet de lecture. Je me méfie du mot «création» parce qu’il est toujours employé de façon élitaire. Je préfère entrer sur le terrain qu’il désigne par le «travail» et par le «plaisir». Je suppose donc que le travail que tu as décrit te procure un plaisir, et que dans le double jeu de ce travail et de ce plaisir se trouve la raison qui fait que tu «crées» des livres. À ce point, j’ai envie de te demander: qu’est-ce pour toi qu’un livre? Cet objet qu’on appelle livre?

BR: Si travail n’est pas synonyme de plaisir, il signifie aliénation, servitude. Ne restons pas dans ces lieux communs. Le double jeu que je voudrais jouer ne se situe pas là, mais dans le rapport entre le texte et l’objet livre. Le texte, nous en reparlerons.
Le livre, l’objet livre (ne me fais pas dire le livre-objet: c’est une absurdité, un contresens, de «l’article de Paris»), se dégrade à un tel rythme que je me demande si dans dix ans on pourra encore en faire. Songe qu’il devient chaque année plus difficile de simplement faire composer un texte en monotype: les fonderies ferment, réduisent la gamme des caractères, des corps… combien de temps le plomb va-t-il encore survivre?
C’est que le poche a tout contaminé: massicotage, pelliculage, couvertures bariolées sont devenues la règle. Or, disons-le nettement, le poche n’est pas du livre. C’est autre chose: rapide, bon marché, périssable, vendu partout, plus proche finalement du journal que du livre. Au demeurant j’y suis très favorable, à condition de ne pas tout mélanger. Pour schématiser, je dirais que le poche, au contraire du livre, appartient à la culture audio-visuelle. Le livre, c’est autre chose. Je ne parle pas des «livres d’art» (quelle formule stupide!) mais du livre le plus courant, le plus usuel: c’est des cahiers de papier blanc sur lesquels on imprime avec du plomb, qu’on plie, qu’on coud avec du fil, qu’on broche solidement sous une couverture modeste. Rappelle-toi l’éloge du livre pauvre, d’Adrienne Monnier: pauvre mais digne!
Pourquoi cette dégradation? Le machinisme n’est pas seul en cause. La liaison est étroite entre l’objet et le texte: puisqu’on publie de plus en plus de non-livres, fabriqués par des non-écrivains, hâtifs, saisonniers, journalistiques (tu sais, Gide: «j’appelle journalisme ce qui aura moins d’intérêt demain qu’aujourd’hui»), il est normal qu’on leur donne une forme en rapport. Je me réjouis que sa mauvaise conscience, quelque vague remords, retienne encore l’éditeur des «mémoires de Mohammed Ali» d’habiller ça de ce chef-d’œuvre absolu qu’est la couverture blanche. Mais ne la verrons-nous pas mourir bientôt?

BN: Cet objet, le livre, que penses-tu de la façon dont il circule une fois terminé? On ne cesse de dire que le principal problème, aujourd’hui, de l’édition, c’est la diffusion. Toi, tu n’as aucune diffusion, en ce sens que tu attends que les libraires commandent tes livres. Or ils t’en commandent de plus en plus. Ton expérience montre-t-elle la fausseté du système? Ou bien es-tu entrain d’instituer un autre type de rapports éditeur-libraire?

BR: L’édition va si mal que chaque problème pourrait être «le principal problème».
La diffusion… Stanley Unwin, vers 1935, s’inquiétait déjà de l’augmentation de son coût: certains diffuseurs ne réclamaient-ils pas 33% de remise! En quarante ans, nous en sommes à 60%. Comment s’étonner que les diffuseurs (et quelques soldeurs) aient fait main basse sur les trois quarts de l’édition?
Que faire? Je ne sais pas. Mon «expérience» est sans valeur d’exemple. Je suis trop en-deçà du seuil commercial: je fais auprès des vrais libraires (deux cents?) un travail d’information par bulletins, lettres, contacts personnels. C’est passionnant, indispensable. Mais quand j’arrive à vendre ainsi 1500 exemplaires en deux ans, c’est un énorme succès. La moyenne par titre est plutôt du côté de 300 exemplaires…
Une chose est sûre, pourtant, si on ne ramène pas la marge de diffusion aux alentours de 50%, c’est à court terme la mort de la littérature.

BN: Qu’est-ce qu’un vrai libraire?

BR: C’est quelqu’un de passionnant, souvent d’admirable, en tout cas d’indispensable. Quelqu’un de rare aussi, et qui en ce moment a bien des soucis.
C’est d’abord quelqu’un qui lit, qui sait ce que c’est qu’un livre, qui a un stock. Qui ne se contente pas de déballer l’office, mais connaît les catalogues, et maintient sur ses rayons des livres parus il y a vingt ans.
Je voudrais être sûr qu’il y en a cent en France… qu’il en restera cinquante d’ici dix ans.

BN: J’ai souvent entendu dire que tes livres étaient chers, mais cela se dit de moins en moins parce que ce sont tous les livres qui, maintenant, paraissent trop chers. Pourrais-tu expliquer comment est calculé le prix d’un livre et ce que tu penses de ce reproche?

BR: Ceux qui trouvent les livres chers dépensent régulièrement pour un repas, un spectacle, un week-end, bien plus que le prix des livres les plus chers. L’argument prix ne vaut rien: les catalogues d’éditeur regorgent de livres de 10, 15 francs qui sont cent fois moins lus que les «livres de l’été» à 45 francs.
Les livres pourraient certainement être un peu moins chers si l’on économisait sur les frais généraux de l’éditeur (beaucoup trop de personnel inutile) et sur les coûts de diffusion. La marge du libraire, elle, est normale, compte tenu du service qu’il rend. Je parle évidemment du vrai libraire, pas du «point de vente» qui ne rend aucun service. (Je suis donc opposé au «discount» que je crois très dangereux à long terme. La FNAC, qui est sans aucun doute l’une des meilleures librairies de France, pourrait d’ailleurs parfaitement s’en passer.) Mais les livres français ne sont pas tellement chers, si on compare avec les autres produits manufacturés, ou avec les autres pays où l’édition n’est pas un monopole d’État. Quant à mes livres, ils sont, toutes proportions gardées, bien moins chers que la moyenne: tu sais que les éditeurs calculent le prix de vente au public en multipliant le coût de fabrication par un coefficient qui représente les frais généraux, droits d’auteur, impôts, taxes, coûts de diffusion… ce coefficient, variable selon les éditeurs et les collections, se situe aux environs de 6. Pour moi, comme je n’ai ni frais généraux ni diffuseurs, j’arrive à tenir entre 2,2 et 4. Mais évidemment, avec des tirages de l’ordre de 700 exemplaires, des illustrations, un papier correct, un brochage à la main… j’ai des coûts de fabrication très supérieurs à la moyenne. C’est pourquoi mes livres ne sont pas moins chers que les autres.

BN: Quand on parle de Fata Morgana, on me cite toujours l’exclamation: «ah, il fait de beaux livres!» As-tu le souci de faire «beau»?

BR: «Faire beau» n’a pas de sens. J’essaie d’obtenir la justesse. Le jour où j’y parviendrai, la beauté viendra toute seule. J’attache une grande importance à l’objet livre, car la lisibilité en dépend. Tu en as fait souvent l’expérience, un texte ne se lit pas du tout de la même manière selon qu’il est manuscrit, dactylographié, imprimé dans un journal, en poche, en livre. C’est d’ailleurs pourquoi l’idée de cette anthologie m’a beaucoup excité: je suis très curieux d’y redécouvrir des textes dont j’avais fait une tout autre mise en page. Un livre, c’est d’abord du blanc. Du papier blanc dont le poids, la teinte, le format, la matière sont mes données. Y mettre un texte, c’est choisir un caractère, un corps, un interlignage, une justification. Le caractère est capital mais moins encore peut-être que «l’empagement» comme disait Vox. Si les blancs ne sont pas justes, plus rien ne tient. Et tout cela doit soutenir le texte, le servir, disparaître donc pour ne laisser que la transparence du texte. Les «images» aussi, qui ne doivent pas s’imposer, mais participer intimement à la page. Faire un livre, c’est le contraire de l’improvisation, de la spontanéité. Et pourtant sans une étincelle, tout est raté, ça ne prend pas. Les livres de Léon Pichon sont presque tous techniquement corrects, aucun, je crois, n’a de génie. Illiazd, lui, en a toujours !

BN: Après avoir parlé du livre, de son aspect, de sa forme, de sa circulation, on finit par en revenir à l’auteur. Tu as parlé de l’édition, de la librairie, si tu parlais un peu de l’écriture…

BR: L’éditeur est souvent un écrivain raté, mal placé pour parler de l’écriture.
Tout de même, la mode actuelle du «ça écrit» m’agace autant que la précédente, celle du mage, du «Prométhée voleur de feu».
Je crois fondamentalement que l’écriture est une tentative plus ou moins désespérée d’équilibre entre névrose, inspiration et travail. Une façon de sociabiliser son impossibilité d’être.
Mais que de contradictions: l’absence d’œuvre (Gilbert-Lecomte) me fascine autant que la souveraineté (Breton). Au fond, il n’y a que le romanesque qui ne me touche pas, et le «message».
«C’est assez pour le poète d’être la mauvaise conscience de son temps.» Sans doute même est-ce trop. L’écriture socialement récupérable…

BN: Et les droits de l’écrivain?

BR: On parle trop de droits, ces temps-ci. Surtout, on en parle hors de propos: ce que beaucoup revendiquent comme «droits», c’est plus souvent une prise en charge par la société, une assistance. L’État-providence est le plus sournoisement totalitaire. Les sociétés où l’écrivain est un travailleur social reconnu, intégré, utile, exemplaire sont celles d’où la liberté est plus totalement absente.
En écriture comme dans les autres domaines, la rigueur s’accommode mal du pouvoir. Le pouvoir corrompt. Il corrompt notamment l’écriture. Je crois que l’écrivain a tout à perdre d’une reconnaissance par le pouvoir, quel que soit ce pouvoir.
Cela dit, plus prosaïquement, il est vrai que le contrat-type présente bien des imperfections, des abus ; mais poser les rapports auteur/éditeur en terme de luttes de classe (le statut et la pauvreté de Fata Morgana me mettent à l’aise pour en parler) me paraît une très profonde erreur, dans les conséquences seront une fois de plus funestes à la littérature.

BN: Tu publies le seul écrivain qui semble se soucier de la façon dont on fabrique ses livres, Michel Butor, cela a-t-il motivé ton désir de le rencontrer, de le publier?

BR: Je te trouve pessimiste. Michel Butor a du livre, de l’objet livre, une connaissance rare chez les écrivains, c’est vrai. C’est sans doute une des raisons du plaisir que j’ai à travailler avec lui. Mais il n’est pas le seul. J’ai certes été parfois surpris, choqué de la totale ignorance de certains. Mais pour beaucoup cette ignorance vient de ce que presque jamais, dans les «grandes maisons», l’auteur n’est consulté, ne va à l’imprimerie (mais l’éditeur lui-même y va-t-il?). Et je crois que la possibilité, avec moi, de participer à la fabrication du livre, n’a pas été étrangère à certaines décisions de me confier des textes.

BN: Les écrivains s’en remettent toujours à quelqu’un du soin de fabriquer leurs livres, même quand ils en sont réduits au compte d’auteur…

BR: Ils ont tort. Cela tient certainement à la profonde incompréhension, dans notre culture, entre travail manuel et travail intellectuel. Je suis peut-être utopique, mais j’ai plus d’espoir, pour retrouver l’unité, dans l’enseignement des potiers japonais que dans celui des théoriciens chinois.
Pourtant, si les écrivains ont quelques excuses à cette ignorance dans leurs rapports avec les éditeurs, ils n’en ont pas, vraiment, dans le cas du compte d’auteur.
Sur cette question, il y aurait beaucoup à dire:
Faire payer l’auteur (sous quelque forme que ce soit) pour publier son texte n’est pas faire acte d’éditeur. Quelqu’un qui pratique ce commerce peut être parfaitement honnête, et respectable, il n’est pas éditeur et ne devrait pas avoir le droit de se dire tel.
On écrit beaucoup trop. Presque tout est mauvais. Les éditeurs ne peuvent évidemment tout prendre en charge. Le compte d’auteur est donc un dernier recours souhaitable: les pays où il est interdit sont les pays totalitaires. S’il recourt au compte d’auteur, pourquoi l’écrivain ne va-t-il pas directement voir un imprimeur: il décidera lui-même du physique de son livre, cela lui coûtera moins cher, ce sera (sans doute) moins laid et certainement pas plus mal diffusé!

BN: Est-ce que tu reçois beaucoup de manuscrits par la poste, et considères-tu ces arrivages avec l’espoir d’y trouver une révélation?

BR: J’en reçois beaucoup trop. Étant seul à tout faire, j’ai dû prendre une décision draconienne: je ne lis presque rien de ce qui arrive ainsi, je ne réponds pas, je ne renvoie pas les manuscrits; je n’ai guère de scrupules, certain qu’il faut décourager les auteurs (comme les artistes).

BN: Pourquoi un chef-d’œuvre n’arriverait-il pas de cette façon, comme littéralement surgi de l’inconnu?

BR: Pourquoi pas, une ou deux fois par siècle. Mais la masse de fumier qui l’entoure est trop lourde!

BN: Quelles couvertures aurais-tu aimé signer? Et de quels livres aurais-tu aimé être l’éditeur?

BR: Il y en a tant!
Des couvertures, avant tout la «couverture blanche» de Gallimard. Quand je pense que de plus en plus souvent ils cachent ce chef-d’œuvre sous des bariolages de réclame… Quelle tristesse!
Mais il y a mille couvertures superbes, rien qu’en ce siècle: Rémy de Gourmont, Max Elskcamp, Bernouard, Pichon, Mermod, GLM (Ah! GLM!), Kahnweiler, Illiazd, Lecuire, Massin, Faucheux, Pierre Bernard ont fait des merveilles. Et les cent autres que j’oublie.
Quels livres j’aurais voulu éditer? Si je te réponds les Chants de Maldoror ou la Recherche du temps perdu cela n’aura pas de sens. Mais je sens que j’aurais pu publier Paludes, Madame Edwarda, le Petit Traité de la marche en plaine, Impressions d’un passant à Lausanne, la Galère, l’Arrêt de mort, Liberté grande, L’ode à Charles Fourier, Alexis ou le traité du vain combat… Ce n’aurait pas été absurde, ni impossible, et ces livres, peut-être, se seraient sentis bien chez moi…

BN: J’ai l’impression que tu veux continuer plutôt que bouleverser. Je veux dire que tu sembles préférer les œuvres commencées, les auteurs déjà en train d’exister, aux découvertes. Je me demande si c’est par goût ou bien par volonté de t’en tenir à un certain type d’œuvres un peu marginales par rapport au travail même de leurs auteurs. Je pourrais penser que ce choix tient au fait que tu veux pouvoir disposer d’un texte qui te laisse libre de créer un objet bien à toi, mais ce n’est pas le cas puisque tes couvertures et tes typographies servent le texte et ne s’en servent pas. Il y a là une ambiguïté, comme si tu voulais, sans en avoir l’air, créer le lieu où un certain type de livres peux trouver sa place – et là seulement. Mais quel type de livres, et y a-t-il des livres que tu voudrais susciter?

BR: J’aime bien cette idée: continuer, je m’y reconnais volontiers. Je ne crois pas beaucoup aux bouleversements: il en sort toujours une nouvelle tyrannie, semblable à l’autre. Continuer, c’est le mouvement même de la vie: ni tout détruire, ni se crisper pour maintenir le désordre établi, ni revenir à un illusoire âge d’or, ni glisser sur les rails d’un «progrès» chimérique, mais simplement vagabonder, toujours un peu ailleurs.
Si un lieu tel que tu dis existe (j’aimerais bien), c’est peut-être parce que je refuse de rentabiliser le temps. Quand tu m’écris un livre, tu prends ton temps: il mûrit dans ta tête, tu travailles, tu ratures, tu déchires, tu t’interromps parfois plusieurs mois, et un beau jour tu sens que le livre est fini. Pour moi c’est pareil: il faut que j’aie mon temps; pas seulement pour mettre en œuvre tous les moyens complexes qui interviennent dans la fabrication (typo, gravure, rechercher du papier, essais…) mais pour que tout se mette en place, pour que le livre peu à peu prenne corps.
Cela, certains ne le comprennent pas, s’impatientent quand leur livre ne sort pas assez vite. J’admets qu’ils ont des excuses, car cela prend parfois deux ans, trois ans… mais avec eux, je ne ferai jamais de vrais livres.
D’autres heureusement, comme toi, l’acceptent: il se tisse alors entre nous des liens qui sont bien autre chose que des «relations d’affaires»: le partage d’une aventure, le départ d’une amitié.
J’aimerais que ce lieu un peu à l’écart, ce rythme un peu nonchalant, qui sont les miens, soient assez vivants, assez chaleureux, pour susciter des textes, décider ceux que j’admire à écrire les livres que j’aimerais lire d’eux: un récit de Starobinski, une «vie de Cavafy» par Barthes, un essai sur le désert de Jabès, un Gide relu par Tournier, une méditation de Gustave Roud sur la lumière…

P-S: Après relecture de cet entretien en 2020, Bruno Roy ajoute «qu’il manque aujourd’hui plus d’éditeurs encore et qu’il est bien content de ne pas en être devenu un…»

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