Par les temps qui courent

Par les temps qui courent

Comment ne pas inciter à reprendre, « par les temps qui courent », la lecture de l’ouvrage de Michaël Glück paru en juin 2019 aux éditions l’Amourier, Ciel déchiré, après la pluie ?
Livre dont le titre pourrait être celui d’une peinture tourmentée de Turner, et qui nous offre, effectivement, une vision.
Michaël Glück aborde le thème, littéraire et artistique, de la situation-limite, avec une puissance digne de Heiner Müller ou de Beckett, avec son propre ton, ses propres outils. Et le même projet. Expérimenter ce que peut la langue.
Nous sommes dans un « après », après une catastrophe, un effondrement civilisationnel, une fin du monde, confrontés à la notion d’humanité.
On pense à Quartett, à Malone meurt, à l’Innommable, à En attendant Godot
L’écriture explore toutes les possibilités offertes par les procédés narratifs (voix et points de vue multiples), par les genres (poème, prose, monologue, récit, épopée s’interpénétrant), réinvente la construction,  les règles narratives, la ponctuation. 
Le  livre si divers est rigoureusement composé, comme une pièce musicale. 
(Michaël  Glück confie écrire souvent dans l’écoute de quatuors à cordes.)
Il faut dominer l’ensemble, saisir cette composition, et éprouver chaque moment dans le détail. Le lecteur est convié non à une lecture, mais à une expérience. L’écriture se fait entendre. 
Un personnage est nommé «weg», un nom d’une syllabe, onomatopée, interjection? Un mot qui signifie «chemin» en allemand, et qui peut aussi signifier un désobligeant rejet. Un nom propre sans majuscule. Le nom porté pèse dans le destin.
Mais pendant toute une longue première page, les verbes n’ont pas de sujet. 
C’est au deuxième grand paragraphe qu’arrive le  «sujet weg». 
Un personnage pour lequel on escalade des phrases aux entraves multiples, scandées par le signe «/», ponctuation injonctive, perturbante, qui nous fait vivre littéralement l’avancée difficultueuse de «weg» au cours de phrases-paragraphes- pages, plans-séquences de plusieurs minutes au cinéma : 
Marche comme peut dans la neige et s’enfonce, weg/ va et s’enfonce, weg/dans la neige/ n’a pas d’autre nom/ sait que weg n’est pas loin, plus très loin de la frontière/ le sait/ ce mot-clé et des cris de corbeaux dans sa tête/ avance et marche, le bec derrière les yeux/weg/ un claquement dans sa tête, ce nom, une douleur, /weg/je/ non pas ça/ ce mot à la place de son nom ne peut pas/

Cet homme qui marche, outre un personnage, est une figure, qui rappelle à elle tous les sens que les artistes ont cherchés dans ce motif, et toutes les énigmes posées. 
L’homme qui marche est aussi une voix parmi les autres.
Cette figure/voix  va se décliner au cours des textes en d’autres personnages – qui seront autant d’autres voix. Le choral des Septantes reviendra 11 fois, de plus en plus ténu. 

Tendue vers la peinture comme vers la musique, l’écriture déconstruit dans une savante composition. Les sections numérotées et récurrentes (vieille guerre, choral des Septantes, pluie, neige, wagon bleu) dessinent une partition rigoureuse qui définit un rythme et organise. S’agit-il de mettre en ordre le chaos ou d’en extraire le sens?

Je suis le  plus âgé du groupe, comme un grand frère, un oncle.
J’ai connu, je ne suis pas le seul, mais je suis le plus ancien, l’avant-chaos et le chaos, et je partage l’après-chaos. Le premier objet que j’ai attrapé avec mes petits doigts d’enfant fut un crayon et la légende familiale dit que c’est pour cette raison que je m’appelle Kateb.(…) Kateb, c’est celui qui écrit. Je suis Kateb. La manie de tout noter, les petits carnets noirs. Et les livres, je m’en suis abîmé les yeux d’avoir tant lu. Pourquoi, mais pourquoi? A quoi bon encore? 
(Choral des septantes, 10)

Pur poème, intriquées et isolées dans l’ensemble, les Imprécations de la femme sans yeux instaurent un moment tragique où le rythme et les sons incarnent le discours:

corps mon corps
chambre d’écoute
tour turm towns and towers
tombes tombes
ombelles des cigües
ombres

corps mon corps
chambre  d’écoute
écoute

je sais la guerre des lieux
leurs noms
les accouplements
les lignées des peuples
les sillons tracés
entre eux par l’épée

(…)

Nous parcourons un livre d’histoires, avec des événements, des personnages et des actions,  et  un livre d’Histoire, car c’est celle de l’humanité, dans ses zones les plus noires, qui est réfléchie et questionnée. Le pessimisme semble imprégner chaque page. Mais l’homme qui marche, dans les dernières pages, «sait qu’il est arrivé». 
Voyage au bout de l’humain, quand les forces semblent manquer pour qu’un autre monde se profile, pour que la catastrophe ne soit qu’un épisode. A méditer et à vivre, dans l’intensité d’une mise en voix.

Annie Estèves

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